Temps de lecture: 5 min

Infiniment différents entre eux, le film de Wim Wenders et celui de Baloji donnent, ensemble, l'envie de reprendre à son compte le plaidoyer, aussi nécessaire que sans illusion quant à ses chances de réussir, que consacrait il y a plus d'un siècle Victor Segalen au mot «exotisme» et à l'idée à laquelle il renvoie vraiment.

Dans son Essai sur l'exotisme, un texte d'une actualité intacte, il écrivait: «Il eut été habile d'éviter un vocable si dangereux, si chargé, si équivoque. […] J'ai préféré tenter l'aventure, garder celui-ci qui m'a paru bon, solide encore malgré le mauvais usage, et tenter, en l'épouillant une bonne fois, de lui rendre, avec sa valeur première, toute la primauté de cette valeur. Ainsi rajeuni, j'ose croire qu'il aura l'imprévu d'un néologisme, sans en partager l'aigreur et l'acidité. Exotisme; qu'il soit bien entendu que je n'entends par là qu'une chose, mais immense: le sentiment que nous avons du Divers.»

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Ce sentiment du divers, l'attention à ce qui n'est pas soi, ce qui n'est pas comme soi, rayonne de manière singulière dans les deux films. Ce sentiment rayonne doucement, dans le regard d'un cinéaste européen sur une situation au Japon, mais aussi dans la manière de rendre émouvante et belle l'activité la moins valorisée qui soit, le nettoyage de toilettes publiques. Et il rayonne d'un éclat ardent à travers l'évocation d'êtres et de comportements habités de rapports au monde d'une société congolaise à la fois traditionnelle et mondialisée.

Situés à des antipodes esthétiques, les deux longs-métrages partagent la vertu de questionner les regards, les habitudes de récit, grâce à des propositions déliées des facilités convenues tout en jouant hardiment avec de grands repères. Il n'est pas fortuit qu'ils aient aussi en commun d'accueillir chacun des séquences de rêve, qui inscrivent ce que raconte chaque film dans un paysage encore plus vaste.

Perfect Days est une sorte de bonheur d'autant plus inattendu qu'il y a longtemps que le réalisateur d'Alice dans les villes et des Ailes du désir ne s'était montré aussi convaincant, en tout cas avec un film de fiction. Quelques semaines après la découverte du beau documentaire Anselm, voici un conte contemporain d'une très belle tenue, juste, émouvant et drôle.

Hirayama (Koji Yakusho) en compagnie de sa nièce à qui il montre comment aimer les arbres. | Haut et court

Un plan filmé comme par Yasujiro Ozu (dont Wim Wenders avait si bien évoqué le parcours dans Tokyo-ga) a montré cet homme nommé Hirayama s'éveiller et se préparer à partir au travail au volant de sa camionnette professionnelle, revêtu de sa combinaison floquée The Tokyo Toilet.

Ajoutons sans attendre qu'alors qu'il parcourt les rues de la capitale japonaise en chemin vers ses lieux de labeur quotidien, la présence sur la bande-son de The Animals interprétant leur version historique de «The House of the Rising Sun» est à soi seul un de ces cadeaux discrètement élégant qui parsèment le film et contribuent au bonheur de sa vision.

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«L'élégance» est un des mots qui définit le mieux le comportement du taciturne Hirayama, et cela d'autant mieux que son travail consiste à nettoyer les WC publics de la capitale, tâche dont il s'acquitte avec un soin méticuleux. Dans chacun de ses gestes, aussi peu considéré soit le travail qu'il effectue, il manifeste une attention, une précision, une efficacité, qui sont une manière de prendre soin d'un espace public utile à toutes et tous, et donc aussi des gens qui en seront les usagers.

La première demi-heure du film accompagne la journée de Hirayama, du lever au coucher, et aux rêves qui s'en suivent. Un moment privilégié de cette journée se déroule dans le jardin d'un temple, où l'homme photographie rituellement les jeux du soleil dans les feuilles d'un arbre qu'il sera ensuite amené à appeler son «ami».

Le cinéaste dont le premier film s'intitulait Summer in the City a toujours montré une attention particulière aux paysages urbains et par moments, le nouveau film évoque le si beau Lisbonne Story. Et bien sûr, le Japon, en particulier Tokyo, est un lieu d'inspiration privilégié pour Wim Wenders. Tout cela concourt à la grâce légère qui imprègne, assez miraculeusement, le début du film.

Ensuite, une série de (petits) rebondissements, émouvants ou amusants, viendront émailler cette trajectoire. Au passage, ces péripéties mettront en jeu, de manière à la fois légère et attentive, aussi bien les relations familiales que ce qui se bouleverse dans le passage de l'analogique au numérique, et la possibilité d'en discuter l'irréversibilité.

Mais l'essentiel, tandis que se succèdent sur la bande-son les titres d'une playlist d'anthologie (Patti Smith, Otis Redding, les Kinks, Nina Simone… et bien sûr Lou Reed, dont une chanson donne son titre au film) est l'incarnation, par l'absolument parfait Koji Yakusho, d'une manière d'habiter le monde. De l'histoire personnelle de Hirayama, on entreverra les arrière-plans, on partagera les émotions et les choix. Mais c'est la relation à l'espace, au temps, aux personnes, aux autres êtres vivants, à la lumière, au mouvement, qui est le véritable enjeu de ce film à la fois inspiré et apaisé.

Perfect Days

de Wim Wenders

avec Koji Yakusho, Tokio Emoto, Arisa Nakano

Séances

Durée: 2h05

Sortie le 29 novembre 2023

D'abord, l'histoire de cet homme noir qui retourne au village accompagné de sa femme blanche enceinte et y est accueilli avec une hostilité incompréhensible par toute sa famille semble forcée, peu crédible. Mais déjà, à Kinshasa puis dans un paysage de désert minier, on a vu autre chose: une attention aux espaces, aux environnements.

Paco (Marcel Otete Kabeya) et sa bande dans leur repaire précaire. | Pan Distribution

Puis, surgissent ces enfants des rues, diables travestis, explosifs d'invention vitale et de violence. Viendra plus tard la sœur du futur papa rejeté par les siens, elle aussi ostracisée pour son histoire d'amour avec un étranger (un Sud-africain) et sa volonté de s'affranchir des traditions.

Augure se déploie en zigzags et embardées, autour de ces trois figures principales et aussi de celle de la mère, renfermée sur sa douleur et sa solitude. Le film déroute, mais s'étoffe en un patchwork baroque, où s'imposent des visions puissantes. Elles semblent d'abord pièces rapportées, effets de manche formels, il apparaît grâce au rythme du montage et à la bande-son qu'elles sont au contraire essentielles.

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Masques et costumes reconfigurant l'héritage africain, emprunts carnavalesques européens et pures invention d'un cinéaste qui est aussi un musicien et un artiste plasticien sont bien davantage que des accessoires. Ce sont les manifestations les plus lisibles d'une invitation dans un univers où les systèmes de signes ont une grande importance, mais méritent d'être constamment interrogés et déplacés.

Gagnant sans cesse en vigueur, imposant le bien-fondé de ses partis pris stylistiques, le premier long-métrage de Baloji circule entre les combats, de nature complètement différente, du futur papa Koffi, de l'enfant chef de gang aux accoutrements de drag-queen, Paco, et de la sœur intraitable sur son émancipation, Tshala.

Et c'est bien plus qu'un entrecroisement d'histoires qui se déploie, la perception d'un ensemble de rapports au monde, de relations à des situations matérielles, à des liens d'appartenance familiale et sociale, à des imaginaires, un ensemble qui reste irréductible à des codes européens. Augure est un film étranger, vraiment étranger. Là est sa force et sa beauté.

Augure

de Baloji

avec Marc Zinga, Lucie Debay, Eliane Umuhire, Marcel Otete Kabeya

Séances

Durée: 1h30

Sortie le 29 novembre 2023

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«Perfect Days», «Augure»: vive l'exotisme!

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28.11.2023

Temps de lecture: 5 min

Infiniment différents entre eux, le film de Wim Wenders et celui de Baloji donnent, ensemble, l'envie de reprendre à son compte le plaidoyer, aussi nécessaire que sans illusion quant à ses chances de réussir, que consacrait il y a plus d'un siècle Victor Segalen au mot «exotisme» et à l'idée à laquelle il renvoie vraiment.

Dans son Essai sur l'exotisme, un texte d'une actualité intacte, il écrivait: «Il eut été habile d'éviter un vocable si dangereux, si chargé, si équivoque. […] J'ai préféré tenter l'aventure, garder celui-ci qui m'a paru bon, solide encore malgré le mauvais usage, et tenter, en l'épouillant une bonne fois, de lui rendre, avec sa valeur première, toute la primauté de cette valeur. Ainsi rajeuni, j'ose croire qu'il aura l'imprévu d'un néologisme, sans en partager l'aigreur et l'acidité. Exotisme; qu'il soit bien entendu que je n'entends par là qu'une chose, mais immense: le sentiment que nous avons du Divers.»

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Ce sentiment du divers, l'attention à ce qui n'est pas soi, ce qui n'est pas comme soi, rayonne de manière singulière dans les deux films. Ce sentiment rayonne doucement, dans le regard d'un cinéaste européen sur une situation au Japon, mais aussi dans la manière de rendre émouvante et belle l'activité la moins valorisée qui soit, le nettoyage de toilettes publiques. Et il rayonne d'un éclat ardent à travers l'évocation d'êtres et de comportements habités de rapports au monde d'une société congolaise à la fois traditionnelle et mondialisée.

Situés à des antipodes esthétiques, les deux longs-métrages partagent la vertu de questionner les regards, les habitudes de récit, grâce à des propositions déliées des facilités convenues tout en jouant hardiment avec de grands repères. Il n'est pas fortuit qu'ils aient aussi en commun d'accueillir chacun des séquences de rêve, qui inscrivent ce que raconte chaque film dans un........

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