Mobilisée avec malice et clairvoyance par l’astrophysicien Étienne Klein, puis le Prix Nobel d’économie Jean Tirole, la formule désignant l’« urgence du long terme » rappelle à quel point la perspective temporelle est au cœur de la hiérarchie des conceptions de la performance et de la légitimation des valeurs qui les sous-tendent.

A LIRE AUSSI : Jean Tirole : "Je n'ai jamais traité personne d'hurluberlu"

De façon très claire, si l’on se place au niveau de la direction d’une entreprise, la rentabilité peut être vue de deux façons. Un moyen d’assurer la pérennité en lien avec le bien commun ou la préservation de l’environnement. Ou une finalité en soi au service de laquelle tous les moyens sont mobilisables y compris les plus destructeurs. Force est aujourd’hui de constater deux choses essentielles : la domination de la seconde conception et le développement de la première.

A LIRE AUSSI : Livrer (ou pas) des F-16 à l'Ukraine, une décision belge rationnelle ? Ce qu'en dit la théorie économique

La seconde conception renvoie au « capitalisme trimestriel », expression attribuée à Andrew Haldane, chef économiste de la Banque d’Angleterre, qui l’aurait utilisé pour la première fois en 2011. Elle décrit les dérives d’une recherche accrue du profit à court terme (en référence à l’échéance de la fin du trimestre) aux dépens de performances élargies à long terme intégrant les dimensions économiques, sociales et environnementales.

Une conséquence purement opérationnelle de la courte vue est de systématiquement privilégier les décisions de nature à améliorer le résultat et/ou la trésorerie au détriment de la préparation et de l’élargissement des performances à venir, via notamment l’entretien de relations pacifiées et fertiles avec les fournisseurs, les salariés, les clients et l’ensemble élargi des parties prenantes jusqu’à la nature.

La recherche permanente des quick wins (ou gains rapides à défaut, souvent, d’être durables, comme peut l’être une réduction de coût obtenue en demandant un ultime effort financier à un fournisseur plutôt qu’en développant une réelle innovation différenciatrice avec lui) ne doit pas faire oublier à quel point la langue anglaise s’avère plus réaliste que le français, traduisant le fameux « vite fait bien fait » par « quick and dirty ». Difficile en effet de faire vite et bien à la fois… Le succès du mouvement slow, qui touche de très nombreux domaines (slow food, slow life, slow management, …) porte en germe ce rappel bienvenu consistant à pointer l’urgence de revenir à des visions de plus long terme.

Compétitivité (une vision à long terme de la performance globale de l’entreprise, qui se construit généralement avec des partenaires) et rentabilité (une vision à plus court terme) sont intrinsèquement liées puisque la rentabilité permet d’investir et de développer la compétitivité, qui à son tour permet de renforcer la capacité à générer des bénéfices.

Une focalisation excessive sur les performances à court terme (la rentabilité donc) empêche cependant le cercle vertueux décrit de se mettre en place sur la durée. Les raisons des dérives évoquées sont connues. L’une d’elles réside dans le climat d’incertitude renforcé dans lequel opèrent les entreprises. Confrontés à la difficulté d’anticiper les réformes à venir, les dirigeants ont tendance à faire du mieux qu’ils peuvent et à optimiser leurs décisions sur un horizon temporel court. Les amateurs de cyclisme savent pourtant bien qu’on ne gagne pas le Tour de France en sprintant.

Le retour du long terme dans les stratégies mises en œuvre au sein des entreprises, condition nécessaire mais non suffisante d’une inscription de leur action dans une logique de paix économique, repose sur des responsabilités forcément partagées et sur la transformation du cadre socio-économique (aides aux entreprises, réglementations des échanges, etc.). Complexe, le sujet s’avère donc appropriable par chacun et chacune. Et c’est sans doute la meilleure des nouvelles.

***

Auteurs : Sandrine Ansart, Raffi Duymedjian, Fiona Ottaviani, Hugues Poissonnier et Dominique Steiler, chaire Unesco pour une culture de paix économique, Grenoble École de Management.

QOSHE - "Une focalisation excessive sur la rentabilité empêche le cercle vertueux de se mettre en place" - Tribune Collective
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

"Une focalisation excessive sur la rentabilité empêche le cercle vertueux de se mettre en place"

16 1
28.03.2024

Mobilisée avec malice et clairvoyance par l’astrophysicien Étienne Klein, puis le Prix Nobel d’économie Jean Tirole, la formule désignant l’« urgence du long terme » rappelle à quel point la perspective temporelle est au cœur de la hiérarchie des conceptions de la performance et de la légitimation des valeurs qui les sous-tendent.

A LIRE AUSSI : Jean Tirole : "Je n'ai jamais traité personne d'hurluberlu"

De façon très claire, si l’on se place au niveau de la direction d’une entreprise, la rentabilité peut être vue de deux façons. Un moyen d’assurer la pérennité en lien avec le bien commun ou la préservation de l’environnement. Ou une finalité en soi au service de laquelle tous les moyens sont mobilisables y compris les plus destructeurs. Force est aujourd’hui de constater deux choses essentielles : la domination de la seconde conception et le développement de la première.

A LIRE AUSSI : Livrer (ou pas) des F-16 à l'Ukraine, une décision belge rationnelle ? Ce qu'en dit la théorie........

© Marianne


Get it on Google Play