«Non Jef, t’es pas tout seul», chantait Jacques Brel dans un contexte sans rapport aucun avec le tourisme. Pourtant, c’est bien cette phrase que l’on aimerait chanter au peuple des vacanciers. «Non Jef, t’es pas tout seul, je sais que t’es fatigué, parce que je te vois bien, tous les jours, perdre ta vie à la gagner, et que tes vacances, tu les mérites Jef, et tu voudrais, comme tout le monde sur Instagram, te payer une bonne tranche de paysages immaculés et ta dose d’expérience authentique notée cinq étoiles sur Tripadvisor.

Mais Jef, t’es pas tout seul. Vous êtes bien des millions, peut-être même un milliard, à piétiner les paysages et à transformer les autochtones en marchands d’expériences notées cinq étoiles. C’est le plus dur, Jeff: comprendre que t’es pas tout seul, et que le nombre que vous formez, toi et tes congénères, classe moyenne de tous les pays, unis dans vos désirs de beaux paysages, ce nombre constitue désormais la menace la plus grande, la plus inéluctable, planant sur ces lieux merveilleux qui te font tant rêver.

Mais ne t’inquiète pas Jef, personne ne t’arrêtera, bien au contraire, vous êtes une manne financière, toi et tes congénères, un retour sur investissement. Tu liras l’article sur la construction du Train Maya et tu comprendras, Jef. Ça se passe au Mexique, au sud de la péninsule du Yucatan. C’est l’histoire d’un projet de développement que plein de gens disent vertueux: imagine Jef, un train à grande vitesse qui reliera des sites archéologiques reculés, et des recoins de la nature à la beauté inviolée.

Tu les visiteras la conscience tranquille Jef, parce que le train, ça n’émet pas de CO2 (sauf quand l’électricité est produite en brûlant des hydrocarbures, comme c’est le cas à hauteur de 80% au Mexique), et les gens diront que c’est ça, le tourisme durable. Mais il faudra te rappeler Jef que pour construire cette ligne de chemin de fer, le béton aura coulé, le ciment aura pollué, tous les paysans et tous les artisans seront devenus des marchands de facilité, de massages thaïlandais et d’objets souvenirs chinois, et les si beaux paysages que tu piétineras, Jef, parce que t’es pas tout seul, vont disparaître à grande vitesse, et après toi, y en aura plus.

Ça s’appelle consommer le monde Jef, ça s’appelle l’user. Ça te rend triste? Arrête donc de pleurer. La responsabilité de tout ça, on va la porter ensemble. Allez viens Jef, viens, il me reste trois sous, on va y réfléchir. Y a d’autres voyages à faire, d’autres rêves à accomplir. Il me reste trois sous, et si c’est pas assez, il nous restera l’ardoise.

QOSHE - La chanson du touriste - Rinny Gremaud
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La chanson du touriste

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26.04.2024

«Non Jef, t’es pas tout seul», chantait Jacques Brel dans un contexte sans rapport aucun avec le tourisme. Pourtant, c’est bien cette phrase que l’on aimerait chanter au peuple des vacanciers. «Non Jef, t’es pas tout seul, je sais que t’es fatigué, parce que je te vois bien, tous les jours, perdre ta vie à la gagner, et que tes vacances, tu les mérites Jef, et tu voudrais, comme tout le monde sur Instagram, te payer une bonne tranche de paysages immaculés et ta dose d’expérience authentique notée cinq étoiles sur Tripadvisor.

Mais Jef, t’es pas tout seul. Vous êtes bien des millions, peut-être même un milliard, à piétiner les paysages et........

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