Dans mon Québec à la fois en berne et en grève, je me lève toute la semaine pour « ne pas » aller conduire les enfants à l’école, contrainte, comme des milliers de parents, de réinventer à nouveau ma vie professionnelle en mode fermeture des écoles. Ma solidarité demeure entière, tandis que je croise le premier piquet de grève, et qu’avec ma fille, on met La manifestation à tue-tête dans la voiture, fenêtres baissées dans la « pluie froide du mois de » novembre, ici, pour les soutenir. Les manifestants sourient, brandissant leurs pancartes et leur thermos de café fumant.

Je tente de trouver les mots pour lui expliquer pourquoi ils sont là, ce qu’ils réclament à leurs patrons, au gouvernement. Elle, qui façonne actuellement sa compréhension du monde, développe son sens critique et son éthique, pleurant à chaque itinérant croisé et déconstruisant, surtout, mes mécanismes de défense à coups de questions philosophiques de base, veut encore des réponses. Il faudra nous rappeler que ces enfants sont les mêmes (et que nous sommes donc aussi ces mêmes parents) que ceux qui ont traversé les vagues pandémiques. Et que la quotidienneté pour eux n’a pas la même continuité rassurante qu’elle avait pu l’avoir pour nous au temps où la fermeture des écoles n’était envisagée que lors des grosses tempêtes de neige ou de verglas.

Distinguer les motifs derrière des phénomènes qui, en apparence, ont les mêmes effets sur eux (suivre maman au bureau, se faire garder avec les voisines, passer beaucoup de temps devant des écrans pendant le télétravail, ou encore jouer aux Playmobil dans des salles d’attente) devient notre manière de dépasser le pragmatisme premier pour échanger avec eux sur le monde dans lequel on vit, ses incohérences, sa cruauté, ses invitations à faire mieux, surtout.

Cette semaine, je vous invite à me partager vos échanges avec vos enfants sur la grève actuelle qui les a gardés à la maison. nplaat@ledevoir.com

Nous le savons, trouver les mots pour expliquer les fondamentaux aux enfants nous force nous-mêmes à y retourner. Les mots deviennent rapidement creux si nous ne les ouvrons pas vers la substance profonde qu’ils contiennent, celle qui essaie de se dire sous ce langage gestionnaire, utilitaire et opérationnel qui semble être le seul admis, entendu et relayé dans le discours ambiant. Les enfants sont non seulement d’excellents philosophes, mais j’ajouterais que certains sont aussi d’excellents phénoménologues, faisant constamment apparaître l’inapparent dans les échanges. D’une certaine manière, ils savent déjà lire mieux que nous l’invisible sous les revendications des travailleurs du réseau. Ils ont déjà ressenti la fatigue de leur enseignante, la lourde tâche qui lui incombe de leur enseigner à eux tous et toutes, avec tous les défis qui s’invitent dans leur classe. Ma fille sait que les médecins m’ont certes sauvé la vie, mais que la « madame de la cafétéria de l’hôpital » m’a aussi sauvé l’âme, plus d’une fois, avec son sourire franc, son regard qui avait le temps de prendre le temps, de me considérer comme une humaine entière. Les enfants sont sensibles à la présence authentique, aux données flottantes qui filtrent à travers notre non verbal, nos fatigues et notre intentionnalité.

On parlera donc peu des salaires et des conditions de travail, même si on les exposera brièvement. Mais, rapidement, on arrivera à nommer l’essentiel, celui qu’on trouve empaqueté en rangs de courage, sur nos coins de rue, devant le CHSLD, l’école, le cégep.

Dans notre petite dissertation à quatre mains ce matin-là, le temps de nous rendre ensemble au bureau, ma fille et moi, on arrivera à parler de la perte de sens pour les travailleurs de ces réseaux qui, jour après jour, font des gestes dont ils finissent par chercher la signifiance, dans des structures qui font de plus en plus obstacle à leur élan de soigner, d’éduquer, d’aimer — parce que c’est toujours un geste d’amour qui se cache derrière une carrière dans les réseaux publics. On abordera la grande question de la souffrance éthique, qui renvoie à cet écart entre ce qu’on nous demande de faire, pour respecter ces règlements — qui servent davantage l’institution que les personnes qui y sont reçues et qui y travaillent — et ce qu’on ressent, au fond de soi, comme étant ce qu’on devrait faire.

Oui, nous y sommes arrivées en empruntant le détour qui consistait à réfléchir sur ce qui nous mène à choisir un travail plus qu’un autre, à privilégier celui qui nous donne ce sentiment de vibrer de l’intérieur, qui nous donne envie de nous lever, même les jours où ça nous tente moins, de nous lever. Nous avons parlé de la nécessité de préserver cette petite magie qui agit en nous, parfois même sans qu’on s’en mêle, comme si elle nous mouvait, nous révélait à la fois qui nous étions et ce que nous étions doués pour apporter dans le monde. Elle me disait « c’est comme toi, si tu ne pouvais pas écrire ou qu’on te disait sur quoi écrire et quoi dire dans tes chroniques ». « Oui, c’est comme si je ne pouvais pas écrire ». En fait, j’ajoutais : « C’est aussi comme quand je ne pouvais pas voir les enfants en thérapie par le jeu quand je travaillais dans les écoles parce qu’on me disait que ce n’était pas ça mon travail, et qu’il fallait que je fasse plus vite avec chaque enfant, parce qu’il y en avait plein qui avaient besoin d’aide. » On appelle ça de l’ingérence dans « l’autonomie professionnelle ».

Des beaux grands mots qui finissent parfois vidés de leur signifiance, mais pas dans la voiture ce matin-là. Comme dans une enfilade de perles mises juste les unes après les autres, sa pensée suivait sa route, tandis qu’elle réalisait ce que ces travailleurs représentaient pour nous tous. En passant de ses enseignantes aux médecins qui ont pris soin de sa mère, à ceux et celles qui s’occupent des personnes âgées du CHSLD voisin, elle comprenait peu à peu que ces gens sur les trottoirs ne représentaient rien de moins que l’ensemble de ce qui nous porte, nous élève, nous soigne. L’institution telle qu’elle a été pensée par Paul Ricoeur, éthique, lieu de médiation de notre engagement vers l’autre, vers soi, vers le monde, venait de se penser dans un habitacle de voiture, et tous les espoirs sur la suite du monde m’étaient à nouveau permis.

Psychologue clinicienne, Nathalie Plaat est autrice et enseignante à l’Université de Sherbrooke.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Les temps sont durs pour les penseurs

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27.11.2023

Dans mon Québec à la fois en berne et en grève, je me lève toute la semaine pour « ne pas » aller conduire les enfants à l’école, contrainte, comme des milliers de parents, de réinventer à nouveau ma vie professionnelle en mode fermeture des écoles. Ma solidarité demeure entière, tandis que je croise le premier piquet de grève, et qu’avec ma fille, on met La manifestation à tue-tête dans la voiture, fenêtres baissées dans la « pluie froide du mois de » novembre, ici, pour les soutenir. Les manifestants sourient, brandissant leurs pancartes et leur thermos de café fumant.

Je tente de trouver les mots pour lui expliquer pourquoi ils sont là, ce qu’ils réclament à leurs patrons, au gouvernement. Elle, qui façonne actuellement sa compréhension du monde, développe son sens critique et son éthique, pleurant à chaque itinérant croisé et déconstruisant, surtout, mes mécanismes de défense à coups de questions philosophiques de base, veut encore des réponses. Il faudra nous rappeler que ces enfants sont les mêmes (et que nous sommes donc aussi ces mêmes parents) que ceux qui ont traversé les vagues pandémiques. Et que la quotidienneté pour eux n’a pas la même continuité rassurante qu’elle avait pu l’avoir pour nous au temps où la fermeture des écoles n’était envisagée que lors des grosses tempêtes de neige ou de verglas.

Distinguer les motifs derrière des phénomènes qui, en apparence, ont les mêmes effets sur eux (suivre maman au bureau, se faire garder avec les voisines, passer beaucoup de temps devant des écrans pendant le télétravail, ou encore jouer aux Playmobil dans des salles d’attente) devient notre........

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