Les eaux de mars sont arrivées dès février cette année. Dans le bois d’à côté, dépouillé de tout son blanc, nous essayons de nous jouer la relâche, en famille, au travers des odeurs d’humus qui embaument déjà l’air-crachin, qui me rappellerait bien ma Bretagne, si ce n’était de tout l’asphalte qui remplace la mer et ses embruns dans le mariage des sens. Il n’y a pas que le sol qui se décompose ; nos idées de l’hiver aussi. Mais nous faisons famille. Nous portons nos enfants vers demain tant bien que mal, en acceptant de plus en plus que rien ne sera plus jamais comme avant. L’avenir avance, c’est bien ça son truc.

Nous avons renoncé à renoncer, cherchant encore les nouvelles manières d’habiter ce qui semble s’installer pour longtemps ; un hiver de courte durée, un hiver qui gèle le bitume, le craquelle sans le recouvrir de cette blancheur qui rend pourtant tout plus lumineux. Nous avons renoncé à renoncer pour eux, les enfants, qu’on pousse vers demain, avec ce mélange de déni et d’espoir qui caractérise presque tous les parents de ma génération.

Je ne sais plus de quoi m’inquiéter pour eux, tant il y a de raisons diversifiées dans mon journal et ma radio, alors je laisse parfois glisser sur moi l’actualité. Nikki qui se retire, des enfants de la DPJ qu’on place dans des chambres sans fenêtre mais avec barreaux, et le massacre de la farine glissent sur mes joues en des larmes d’impuissance que je mêle à la pluie, tandis que je marche vers le bureau après le congé. Il me semble qu’il n’y a pas d’autres dispositions possibles à ce que je reçois du monde, que cette humeur grise mais réaliste, pareille au ciel qui accueille le début de mars.

Elle me permet de survivre sans me couper de ma sensibilité, sans quoi je passerais du gris au noir, là où j’ai l’impression de retrouver tant de personnes dès que j’ouvre le bureau. Février a été plus lourd que par les années passées, il me semble. Je me demande si mes collègues diraient comme moi, s’ils ont eu à faire des pactes de non-passages à l’acte, s’ils ont eu à « tenir le fort » pour des gens qui ne voyaient plus à quoi se rattacher pour faire le pas qui suivrait le précédent, s’ils ont eu à recevoir un son de détresse plus strident qu’à l’habitude, eux aussi.

Sommes-nous collectivement en train d’arriver au réel, d’une manière plus brutale ? Sommes-nous seulement plus fragiles qu’avant, comme nous le disent tant de personnes qui ont survécu au siècle, avec dans le ton, ce petit mépris caractéristique des Laïos qui refusent de céder le passage à la jeunesse ? Ou sommes-nous seulement tous un peu perdus dans cette vaste perte de sens dont tant d’intellectuels nous parlent ?

Évidemment, je penche plus pour la dernière hypothèse. Je nous vois chercher à raconter une histoire qui se tienne, reliée à un sens qu’il nous faut jeter au-devant, dans un vide qui se serait substitué à une mythologie commune, qu’elle soit religieuse, politique ou seulement communautaire. Nous manquons d’« ensemble », ce qui nous laisse trop seuls, trop vite, trop jeunes. Parfois, je m’imagine que nos cris d’alarme qui se déguisent en symptômes de santé mentale sont le chant que nous entonnons désormais ensemble, pour n’être qu’ensemble justement. Je nous vois scander nos épuisements, nos symptômes anxiodépressifs et toutes leurs variations et j’y perçois le chant d’une horde souffrante, presque d’une communauté. Et le choeur, comme dans ces tragédies dont nous pensions être épargnés par le progrès, reprendrait régulièrement quelque chose comme « quel est le sens ? ».

Comme un Truman arrivé à la fin du film, touchant les rebords de ce qui avait constitué son univers de sens, je nous vois de moins en moins y croire, aux festivals de la relâche, aux voyages dans le Sud, aux sorties au resto, aux jours qui se déguisent en quotidienneté. Je vous entends me dire que, pourtant, les avions sont encore plus pleins qu’avant la pandémie, les restos aussi, et que, malgré l’inflation, les gens consomment autant qu’avant, sinon plus.

Mais, je ne sais pas si c’est juste moi, avec mon regard de psy-qui-se-prend-pour-une-artiste. Je ne sais pas si c’est à cause des eaux de mars qui coulent dans mon bureau depuis janvier, si c’est l’ampleur des problèmes de santé mentale de tout le monde, de toutes nos « industries ». Je ne sais pas si c’est moi qui ai seulement toujours tendance à tout lire en son envers, comme si je voyais toujours l’ombre qui se révèle par le plus puissant des soleils, le négatif de la photo, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je perçois ces comportements comme des emballements frénétiques, une sorte de compulsion de la fuite érigée en normalité, pour éviter seulement de toucher les décors en carton-pâte de ce que nous avons toujours considéré comme étant acquis. La neige, le ski, le Sud, les brocolis, le yogourt méditerranéen, même s’il est à 9,50 $, nous l’achetons parce que nous sentons bien que nous perdons graduellement tous nos allant-de-soi.

Le spectre de la pandémie nous a possiblement seulement jetés dans un grand « rebound » pareil à quand nous cumulons les conquêtes après cette rupture qui nous aurait sciés en deux. J’attends donc la chute. Je le cueille déjà, en fait, ce retour à l’asphalte du réel, qui est déjà entré dans nos bureaux, par nos valeureux symptômes qui disent à notre place ce que nous avons du mal à embrasser en pleine conscience.

Comme Truman à la fin du film, je nous souhaite seulement de prendre la petite porte qui mène vers un ailleurs, même si nous n’avons aucune idée de ce que nous trouverons, au-delà de nos habitudes chéries. Je nous souhaite d’avoir le courage de voir le sens que nous pourrions donner à nos existences en dehors de notre besoin de la consommer, pour nous sentir vivants, connectés les uns aux autres et au mystère.

Comme le chante Georges Moustaki, « C’est un tronc qui pourrit. / C’est la neige qui fond, / Le mystère profond, / La promesse de vie. »

Appel aux récits

La semaine prochaine, je publierai vos si magnifiques récits sur les amours, recueillis en février, que j’épluche encore, tant ils étaient nombreux. Cette semaine, je vous demande ce qui donne sens à votre vie, oui, grande question, peut-être toute simple au fond, non ? nplaat@ledevoir.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Les eaux de mars - Nathalie Plaat
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Les eaux de mars

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11.03.2024

Les eaux de mars sont arrivées dès février cette année. Dans le bois d’à côté, dépouillé de tout son blanc, nous essayons de nous jouer la relâche, en famille, au travers des odeurs d’humus qui embaument déjà l’air-crachin, qui me rappellerait bien ma Bretagne, si ce n’était de tout l’asphalte qui remplace la mer et ses embruns dans le mariage des sens. Il n’y a pas que le sol qui se décompose ; nos idées de l’hiver aussi. Mais nous faisons famille. Nous portons nos enfants vers demain tant bien que mal, en acceptant de plus en plus que rien ne sera plus jamais comme avant. L’avenir avance, c’est bien ça son truc.

Nous avons renoncé à renoncer, cherchant encore les nouvelles manières d’habiter ce qui semble s’installer pour longtemps ; un hiver de courte durée, un hiver qui gèle le bitume, le craquelle sans le recouvrir de cette blancheur qui rend pourtant tout plus lumineux. Nous avons renoncé à renoncer pour eux, les enfants, qu’on pousse vers demain, avec ce mélange de déni et d’espoir qui caractérise presque tous les parents de ma génération.

Je ne sais plus de quoi m’inquiéter pour eux, tant il y a de raisons diversifiées dans mon journal et ma radio, alors je laisse parfois glisser sur moi l’actualité. Nikki qui se retire, des enfants de la DPJ qu’on place dans des chambres sans fenêtre mais avec barreaux, et le massacre de la farine glissent sur mes joues en des larmes d’impuissance que je mêle à la pluie, tandis que je marche vers le bureau après le congé. Il me semble qu’il n’y a pas d’autres dispositions possibles à ce que je reçois du monde, que cette humeur grise mais........

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