Tel un portail spatiotemporel ouvert entre deux univers, des événements permettent de mettre en lumière la coexistence, dans un même lieu, de deux réalités contradictoires. Dans l’affaire de la francisation forcée de 80 % des futurs étudiants hors Québec de McGill et de Concordia, il y a le monde à l’endroit et le monde à l’envers. Amusons-nous à faire des allers-retours.

À l’endroit. La mesure obligera les universités anglophones à mettre sur pied, d’ici deux ans, un dispositif faisant en sorte que 80 % des futurs étudiants venus de l’extérieur du Québec atteignent en trois ans, donc au plus tôt en 2028, un niveau de français 5 à l’oral. Cela signifie qu’après avoir passé trois ans dans la métropole francophone des Amériques, le jeune adulte, dont les capacités intellectuelles lui ont permis d’être admis dans une des meilleures universités du monde, devra, dans un contexte prévisible, peu exigeant, parfois formel et facilité par l’aide ponctuelle d’une personne interlocutrice, capter l’essentiel — mais non la totalité — d’une conversation portant sur des sujets courants. On ne s’attend pas à ce qu’il saisisse les blagues d’un humoriste, un film québécois, une conférence universitaire. Mais qu’il puisse commander un repas, faire une réservation, comprendre une nouvelle sportive ou les conseils d’une voisine. Résumons : un jeune adulte doué, dans une ville francophone, après trois ans de cours.

À l’envers. « À la lumière des dommages que ces mesures causeront, je ne peux voir cela que comme une attaque ciblée contre des institutions qui font partie du Québec et qui ont contribué au Québec pendant des centaines d’années », a affirmé dans l’heure suivant l’annonce de la mesure le principal et vice-chancelier de l’Université McGill, Deep Saini. Il s’agit, a-t-il ajouté, d’une politique « incohérente » basée sur « les impressions et les émotions, plutôt que sur la prise de décision fondée sur des preuves ».

À l’endroit. Depuis des décennies, 100 % des étudiants francophones de l’Université Laval, y compris s’ils viennent de l’étranger, doivent atteindre le niveau 6 d’anglais oral et écrit avant ou pendant leurs études. C’est une condition d’obtention de leur diplôme de premier cycle, en arts, en génie, en informatique, dans toutes les matières. L’exigence est éliminatoire. Ils doivent atteindre ce niveau dans une ville, Québec, où la proportion d’anglophones est de 1,7 %.

À l’envers. « S’attendre à ce que 80 % des étudiants de l’extérieur du Québec apprennent le français intermédiaire est à peu près aussi irréaliste que de s’attendre à ce que les immigrants connaissent le français en six mois. Mais, bien sûr, ni l’un ni l’autre n’est sérieux. C’est juste une façon pour la CAQ d’uriner sur les anglophones et les allophones qu’ils méprisent clairement », affirme sur X Dennis Wendt, professeur associé de psychologie de l’éducation et de counselling à McGill. Je répète : psychologie et éducation.

À l’endroit. Depuis des décennies, 100 % des étudiants en droit de McGill doivent démontrer une maîtrise intermédiaire avancée en compréhension écrite et orale dans les deux langues. Cela équivaut aux niveaux 7 et 8, soit la capacité de comprendre l’essentiel de conversations, de productions culturelles ou de présentations, parfois complexes, y compris l’humour. Cette compétence requise au point d’entrée du premier cycle est éliminatoire. L’Université se réserve le droit de retester les étudiants en cours de programme.

À l’envers. « La barre a été placée à un niveau irréaliste au point que McGill et Concordia risquent de perdre encore plus d’étudiants, d’argent et de prestige s’ils sont punis pour ne pas avoir respecté les termes de ce marché faustien », selon un éditorial du Montreal Gazette.

À l’endroit. L’an dernier, le gouvernement de François Legault a confirmé la décision de Philippe Couillard d’offrir à McGill une bonne partie de l’ancien hôpital Royal Victoria, d’une valeur patrimoniale inestimable. Pour financer cet agrandissement d’ampleur historique de McGill, Québec a également confirmé lui octroyer plus de 650 millions de dollars, ce qui propulse l’université anglophone à un niveau de financement québécois jamais précédemment connu par une université francophone, quelle qu’elle soit.

À l’envers. « Pourquoi François Legault est-il déterminé à détruire McGill et Concordia », demande la chroniqueuse du National Post, Tasha Kheiriddin ? Elle connaît les réponses : 1. Pour sauver sa peau politique, alors que le Parti québécois grimpe dans les sondages, 2. Parce que dans son enfance, il jouait au hockey contre des Anglais. (Je résume.) « Il se comporte maintenant comme un enfant de cinq ans qui pique une colère », conclut-elle.

À l’endroit. Le nombre d’étudiants étrangers unilingues anglophones au Québec est passé de 16 000 en 2015 à 35 800 en 2021. Il faut y ajouter 5300 étudiants canadiens-anglais unilingues anglophones. C’est l’équivalent de deux fois la population de Westmount qui est ainsi versée en permanence et jusqu’ici en croissance dans le centre-ville. Cela crée, note l’auteur Frédéric Lacroix, « centrée sur McGill, Dawson, Concordia, Matrix, Herzing, etc., une cité-État anglophone au coeur de Montréal ». En plus de l’évidente augmentation de la demande de services en anglais que leur présence impose, l’Office québécois de la langue française note qu’au centre-ville, on se fait accueillir davantage in English only le soir et les fins de semaine (dans 18 % des cas). C’est un reflet de l’embauche de ces étudiants unilingues par des commerçants en mal de main-d’oeuvre.

À l’envers. « En fin de compte, il n’y a aucune raison d’appliquer cette mesure et de nombreuses raisons de ne pas le faire, écrit encore le Montreal Gazette en éditorial, sauf pour éroder la vitalité de la communauté anglophone du Québec, détruire les universités anglaises, affaiblir les institutions anglaises et marquer des points politiques populistes. »

Jean-François Lisée a dirigé le PQ de 2016 à 2018. Il vient de publier Par la bouche de mes crayons aux éditions Somme Toute/Le Devoir. jflisee@ledevoir.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Univers linguistiques parallèles

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20.12.2023

Tel un portail spatiotemporel ouvert entre deux univers, des événements permettent de mettre en lumière la coexistence, dans un même lieu, de deux réalités contradictoires. Dans l’affaire de la francisation forcée de 80 % des futurs étudiants hors Québec de McGill et de Concordia, il y a le monde à l’endroit et le monde à l’envers. Amusons-nous à faire des allers-retours.

À l’endroit. La mesure obligera les universités anglophones à mettre sur pied, d’ici deux ans, un dispositif faisant en sorte que 80 % des futurs étudiants venus de l’extérieur du Québec atteignent en trois ans, donc au plus tôt en 2028, un niveau de français 5 à l’oral. Cela signifie qu’après avoir passé trois ans dans la métropole francophone des Amériques, le jeune adulte, dont les capacités intellectuelles lui ont permis d’être admis dans une des meilleures universités du monde, devra, dans un contexte prévisible, peu exigeant, parfois formel et facilité par l’aide ponctuelle d’une personne interlocutrice, capter l’essentiel — mais non la totalité — d’une conversation portant sur des sujets courants. On ne s’attend pas à ce qu’il saisisse les blagues d’un humoriste, un film québécois, une conférence universitaire. Mais qu’il puisse commander un repas, faire une réservation, comprendre une nouvelle sportive ou les conseils d’une voisine. Résumons : un jeune adulte doué, dans une ville francophone, après trois ans de cours.

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