Je les ai trouvés touchants, moi, ces enfants, Canadiens d’origine indienne, chantant en choeur sur la glace des Jets de Winnipeg, dans la langue du Pendjab, des passages du Ô Canada. Dans leurs sourires se lisait leur grande fierté d’être là, reconnus, vus, entendus, applaudis pour ce qu’ils sont, des membres chéris d’un des éléments constitutifs de la mosaïque canadienne.

Ce moment constitue un spectaculaire aboutissement identitaire, d’une épaisseur symbolique rarement atteinte. Il y a le lieu : la glace et le hockey. Il y a le chant : une ode au Canada, ce pays neuf, « true North strong and free », pour lequel, « from far and wide », on « stand on guard ». Il y a la langue : l’anglais, puis le pendjabi, parlé au pays par plus d’un demi-million de personnes, langue en progression et qui, demain, lors d’un autre match, pourrait être remplacée par le cantonais, le tagalog, l’ukrainien et — pourquoi pas ? — le français. D’ailleurs, l’ojibwé avait été entendu, entonnant le même hymne, au même endroit, il y a deux ans.

Ces chants sur glace sont des mariages, au fond. Entre le Canada, d’une part, qui, c’est normal, s’exprime en anglais et, d’autre part, un groupe culturel donné, exprimant dans sa langue son adhésion au projet canadien. Les participants à la cérémonie sont l’incarnation vivante de la trame narrative postnationale du pays. Justin Trudeau aimait répéter : « notre diversité est une force ». Ce n’est plus vrai. Notre diversité, devrait-il dire maintenant, est notre seule force. Notre seule raison d’être, notre définition et notre horizon.

Le choix de ne conserver aucun mot de la langue d’origine du Ô Canada, le français, participe à l’importance du moment. La version anglaise a été purgée de tout ce qui pouvait identifier la source et l’intention du texte, qui était, en 1880, un hymne à la valeur des Canadiens français qui avaient su résister à l’assimilation linguistique et religieuse anglophone et dont l’histoire de découverte du continent (avant la conquête) justifiait qu’on loue « une épopée des plus brillants exploits » et un front décoré de « fleurons glorieux ». Ces mots ont disparu de la version anglo-aseptisée, comme bien sûr l’épée et la croix.

Certains sont choqués qu’une des deux langues officielles ait été invisibilisée par les Jets. C’est qu’ils n’ont pas lu les clauses en petits caractères. Ce n’est pas le pays qui est légalement bilingue. Ce n’est que l’État canadien et certains de ses services. Cela ne s’applique à aucune province, sauf le Nouveau-Brunswick, à aucune équipe de sport, à aucune entreprise, ville ou stand de patates frites, sauf si l’envie leur en prend.

Or, l’envie leur en prend de moins en moins, car c’est la démographie et le projet multiculturel qui parlent. Et ils parlent de moins en moins le français, et de plus en plus d’autres langues. Qu’on y songe, en Colombie-Britannique, le français est la sixième langue minoritaire. Chez les Jets, il est encore second (derrière le tagalog, mais talonné par le pendjabi). Il est donc normal que la réalité canadienne avance selon sa propre logique, sans apercevoir dans le rétroviseur l’ombre dissipée de deux peuples fondateurs.

Mais qu’en est-il du point de vue de ceux qui, résidents de la vallée du Saint-Laurent et de ses arrière-pays, assistent à l’appropriation puis à l’évidement de leurs propres symboles ? Le moment est venu de citer l’auteur Jean Bouthillette, qui parle de « notre identité vidée de notre présence réelle » : « Ce que la Conquête et l’occupation anglaise n’avaient pu accomplir : nous faire disparaître, l’apparente association dans la confédération l’a réussi cent ans plus tard, mais de l’intérieur, comme un évanouissement. La dépossession s’est faite invisible. Telle est la spécificité de la condition canadienne-française, l’originalité de notre malheur. S’assimiler de fait, c’est mourir à soi pour renaître dans l’Autre ; c’est trouver une nouvelle personnalité. »

Son petit livre s’intitulait Le Canadien français et son double (Boréal). Sa publication, en 1972, diagnostiquait avec un scalpel froid et féroce le mal identitaire ressenti lorsqu’un Québécois francophone aspire à se conformer à une norme canadienne dont les atours lui ont été dérobés (nom, hymne, feuille d’érable) pour revêtir une réalité autre, anglophone, qu’il ne pourra jamais atteindre.

Comment devrions-nous réagir à ce Ô Canada en anglo/pendjabi ? Les fédéralistes parmi nous se sentent certainement vaguement trahis, mais n’osent le dire trop fort de peur d’alimenter le sentiment anticanadien. Les indépendantistes ont décidé il y a longtemps que le Ô Canada était maudit et refusaient de l’entonner, même dans sa version d’origine. Le trouble est encore perceptible chez les nationalistes à tendance Québec-fort-dans-un-Canada-uni. L’événement de Winnipeg met du sel sur leur mal-être. Ce que Bouthillette appelait « un déracinement psychique, un no man’s land intérieur, une errance de notre âme de peuple dans son exil canadien » .

Il savait déjà, il y a 50 ans, qu’un seul remède s’imposait. Couper les ponts avec cette part de nous-mêmes avalée par l’Autre. C’est beaucoup demander à un peuple de changer de nom, de symbole, d’hymne, pour retrouver une saine expression de soi. De changer de pays. Était-il trop tôt en 1980 ? C’est ce qu’a conclu Gérald Godin, dans une lettre à Lévesque cinq ans après ce qu’il appelait « Le Grand Refus » : « Le poids de vécu que représentent les vies de nos compatriotes doit nous rappeler toujours que ce qu’ils décident, aussi cruel que ce soit pour nous, c’est toujours en fin de compte ce qu’ils croient être le mieux pour eux, dans leur vie à eux. » (Godin, de Jonathan Livernois.)

La mutation nécessitait maturation. Et ce ne fut qu’en 1995 qu’une toute petite majorité de Québécois (et 60 % des francophones) ont pour la première fois déclaré aux sondeurs qu’à choisir, ils se sentaient davantage Québécois que Canadiens. Pour Bouthillette, tout est là, dans l’apparition d’un nouveau nom qui « nous fait lentement renaître à nous-mêmes et au monde […] un nom clair et transparent, précis et dur, un nom qui nous reconstitue concrètement dans notre souveraineté et nous réconcilie avec nous-mêmes : Québécois ».

L’amputation/renaissance faillit se faire à ce moment, et nous sommes quelques-uns à penser que ce choix fût fait, n’eût été l’argent et d’un bon nombre de magouilles (dont certaines traces gisent, inatteignables, dans les voûtes du Directeur général des élections). Ce ratage allait-il nous repousser pour de bon dans ce que Bouthillette appelait « l’évanouissement », dans « la souffrance diffuse des vaincus et des expropriés » ?

L’année 2023 offre des indices qu’il s’agissait plutôt d’une pause. Le temps — presque un quart de siècle depuis 1995 — de finir son deuil, d’en revenir. L’autre soir, au Salon du livre, une retraitée s’approcha de ma table de signature comme on vient au confessionnal. « J’ai voté Non aux deux référendums. » Elle avait bien réfléchi et n’était plus dans une phase d’hésitation. « Là, ça suffit. C’est le temps. » Je lui demandai : « Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis » ? Sa réponse : « Le joueur de football, là, il l’a dit. Gardez-le, votre anglais ! »

Un ras-le-bol. Un trop-plein de la négation de soi par l’autre. Selon Philippe J. Fournier, fondateur de Qc125, en un an, la souveraineté a pris six points de pourcentage. Pas encore la majorité, bien sûr. Mais une résurgence qui franchit enfin les marges d’erreur. Quelque chose serait-il en train de se passer ? La mue aurait-elle entamé sa phase finale ? Les Québécois se prépareraient-ils, tranquillement, à leur manière, à dire un jour prochain, sur le ton de la lassitude plutôt que de la colère : « Gardez-le, votre Ô Canada. Il ne nous aide plus, mais nous nuit. Considérez que c’est notre cadeau d’adieu ! »

Jean-François Lisée a dirigé le PQ de 2016 à 2018. Il vient de publier Par la bouche de mes crayons aux éditions Somme Toute/LeDevoir. jflisee@ledevoir.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Terre de leurs aïeux!

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24.12.2023

Je les ai trouvés touchants, moi, ces enfants, Canadiens d’origine indienne, chantant en choeur sur la glace des Jets de Winnipeg, dans la langue du Pendjab, des passages du Ô Canada. Dans leurs sourires se lisait leur grande fierté d’être là, reconnus, vus, entendus, applaudis pour ce qu’ils sont, des membres chéris d’un des éléments constitutifs de la mosaïque canadienne.

Ce moment constitue un spectaculaire aboutissement identitaire, d’une épaisseur symbolique rarement atteinte. Il y a le lieu : la glace et le hockey. Il y a le chant : une ode au Canada, ce pays neuf, « true North strong and free », pour lequel, « from far and wide », on « stand on guard ». Il y a la langue : l’anglais, puis le pendjabi, parlé au pays par plus d’un demi-million de personnes, langue en progression et qui, demain, lors d’un autre match, pourrait être remplacée par le cantonais, le tagalog, l’ukrainien et — pourquoi pas ? — le français. D’ailleurs, l’ojibwé avait été entendu, entonnant le même hymne, au même endroit, il y a deux ans.

Ces chants sur glace sont des mariages, au fond. Entre le Canada, d’une part, qui, c’est normal, s’exprime en anglais et, d’autre part, un groupe culturel donné, exprimant dans sa langue son adhésion au projet canadien. Les participants à la cérémonie sont l’incarnation vivante de la trame narrative postnationale du pays. Justin Trudeau aimait répéter : « notre diversité est une force ». Ce n’est plus vrai. Notre diversité, devrait-il dire maintenant, est notre seule force. Notre seule raison d’être, notre définition et notre horizon.

Le choix de ne conserver aucun mot de la langue d’origine du Ô Canada, le français, participe à l’importance du moment. La version anglaise a été purgée de tout ce qui pouvait identifier la source et l’intention du texte, qui était, en 1880, un hymne à la valeur des Canadiens français qui avaient su résister à l’assimilation linguistique et religieuse anglophone et dont l’histoire de découverte du continent (avant la conquête) justifiait qu’on loue « une épopée des plus........

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