La chose s’est passée le 12 février dernier, au conseil municipal de la petite ville de Greenstone, dans le nord-ouest de l’Ontario. Il s’agissait d’adopter une résolution retirant du mât de l’hôtel de ville le drapeau vert et blanc des Franco-Ontariens. Il y flottait depuis huit ans sous l’emblème de la ville, lui-même flottant sous le drapeau canadien, tout ce tissu symbolique étant fixé au même mât.

La résolution adoptée à l’unanimité par le conseil est le fruit d’une réelle réflexion. On lit ceci dans le procès-verbal : « Il y a certaines journées où le drapeau franco-ontarien n’est peut-être pas un choix approprié, comme lors de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation ou la Journée nationale des peuples autochtones. Dans le plan stratégique de la municipalité, le conseil s’est engagé à la réconciliation. Faire flotter un autre drapeau à longueur d’année en dessous du drapeau municipal ne s’accorde pas avec la réconciliation. »

Le seul conseiller municipal francophone du lieu, Alan Ouellet, n’était pas présent pour s’opposer à la résolution, dont il a appris l’existence a posteriori. La Ville lui a cependant demandé de ne pas donner d’entrevue, puisqu’il n’est pas porte-parole de la municipalité. Le recensement de 2021 indique que, sur les 4309 citoyens du lieu, 50 ont pour langue maternelle une langue autochtone, soit 1,2 % du total, et que 890 ont le français, soit 20 %. À quelques kilomètres se trouve le territoire de la communauté Biinjitiwaabik Zaaging Anishinaabek, qui compte 300 résidents, son école, son gouvernement, les drapeaux de son choix.

Le rédacteur en chef du journal francophone local, Le voyageur, Mehdi Mehenni, m’explique que « la population francophone n’a été ni consultée ni informée. Nous avons découvert cela en consultant l’ordre du jour de la réunion du conseil municipal du 12 février. En écoutant l’enregistrement vidéo de la session [plus de trois heures], seulement 30 secondes ont été consacrées à la question, le temps d’une adoption à main levée ».

Le retrait du drapeau vert et blanc fait grand bruit. La présidente de l’Association des francophones du nord-ouest de l’Ontario, Claudette Gleeson, compte parmi les déçus. « Je pense qu’il faut qu’ils réalisent qu’au Canada, on a un contrat social entre trois peuples fondateurs. Chacun de nous a une place », a-t-elle expliqué au Voyageur. D’ailleurs, elle compte discuter avec les deux communautés de la région immédiate pour, dit-elle, « signer une entente et apporter la preuve qu’elles n’ont aucun problème à voir le drapeau franco-ontarien flotter en permanence ». Aucune plainte ou requête autochtone réclamant le retrait du drapeau francophone ou l’ajout d’un drapeau autochtone n’a d’ailleurs été signalée.

Dans un éditorial cinglant, Mehenni estime qu’il faut certes rendre justice aux Autochtones et leur faire une place, mais accuse la municipalité d’user de ce prétexte pour « déposséder la communauté francophone locale de son drapeau. Ce qui revient à réparer une injustice par une autre. À croire que les chemins de la réconciliation passent nécessairement par la négation de l’identité franco-ontarienne ». Ce qui se joue à Greenstone, écrit-il, « risque de se produire ailleurs ».

Ailleurs ? Dans une décision symbolique encore plus lourde de sens ? Tentons d’imaginer ce qui se passerait si le fils du père de la Loi sur les langues officielles désignait comme chef d’État du Canada une gouverneure générale bilingue, mais anglais-inuktitut, plutôt qu’anglais-français-inuktitut ? Imaginons qu’au surplus, elle vienne du Québec. Imaginons qu’elle ait accès à nos frais depuis trois ans à des cours privés sans pouvoir, encore, converser. Ce serait grave, non ? Un genre d’électrochoc symbolique. Comme si, à Winnipeg, dans une cérémonie télévisée sur glace, un hymne national inventé en français n’était chanté qu’en anglais et en pendjabi ? Non, attendez, j’ai encore mieux : que cet hymne dédié à l’origine à la valeur des Canadiens français soit chanté lors d’un événement sportif continental, mais en anglais seulement et (cramponnez-vous) par une chanteuse francophone du Québec ! On ferait exprès, on ne trouverait pas mieux pour nous invisibiliser avec nos propres mots, musique, créateurs. Ce serait, oserais-je dire, de la cruauté symbolique.

À Greenstone, les francophones ont décidé que l’affront symbolique ne passerait pas. À ceux qui ont proposé de planter un autre mât pour y restaurer le fanion franco-ontarien, la Ville a rétorqué que cela serait trop cher, entre 7000 $ et 10 000 $. Le voyageur se dit prêt à lancer une collecte de fonds. Une délégation de francophones outrés se présentera à la prochaine rencontre du conseil, le 11 mars. S’ils n’ont pas gain de cause, ils envisagent de faire fleurir le drapeau vert et blanc devant les propriétés privées et les commerces francophones.

Cette affaire n’est pas anodine, souligne l’historien Serge Dupuis, auteur de Deux poids deux langues. Brève histoire de la dualité linguistique au Canada (Septentrion). « J’ai l’impression qu’on retourne à la situation d’avant 2000, où le drapeau franco-ontarien flottait de façon très temporaire et ponctuelle sur des mâts d’édifices gouvernementaux, a-t-il expliqué à Radio-Canada. Ça serait triste si ça enclenchait effectivement un mouvement vers la marginalité, puis l’obscurité et nous ramène 30 ou 40 ans en arrière. »

Lors du conseil municipal du 11 mars, le jeune Vincent Nadon, étudiant à la cinquième secondaire, représentera l’aile jeunesse des Franco-Ontariens du nord-ouest. Il lira aux commissaires, en français, le poème qu’il avait composé lors d’une montée du drapeau, en 2003. En voici un extrait : « Rassemblée dans les bordures de cette province / Une communauté s’est formée par la langue des anciens / Marquée par le refus d’être assimilés / On est fiers d’être venus et on est fiers d’être restés / On ne démontre pas de faiblesse. » Un détail : il est métis. Je souhaite qu’il en envoie copie à Mary Simon et à Charlotte Cardin.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Pendant ce temps, au Canada - Jean-François Lisée
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Pendant ce temps, au Canada

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28.02.2024

La chose s’est passée le 12 février dernier, au conseil municipal de la petite ville de Greenstone, dans le nord-ouest de l’Ontario. Il s’agissait d’adopter une résolution retirant du mât de l’hôtel de ville le drapeau vert et blanc des Franco-Ontariens. Il y flottait depuis huit ans sous l’emblème de la ville, lui-même flottant sous le drapeau canadien, tout ce tissu symbolique étant fixé au même mât.

La résolution adoptée à l’unanimité par le conseil est le fruit d’une réelle réflexion. On lit ceci dans le procès-verbal : « Il y a certaines journées où le drapeau franco-ontarien n’est peut-être pas un choix approprié, comme lors de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation ou la Journée nationale des peuples autochtones. Dans le plan stratégique de la municipalité, le conseil s’est engagé à la réconciliation. Faire flotter un autre drapeau à longueur d’année en dessous du drapeau municipal ne s’accorde pas avec la réconciliation. »

Le seul conseiller municipal francophone du lieu, Alan Ouellet, n’était pas présent pour s’opposer à la résolution, dont il a appris l’existence a posteriori. La Ville lui a cependant demandé de ne pas donner d’entrevue, puisqu’il n’est pas porte-parole de la municipalité. Le recensement de 2021 indique que, sur les 4309 citoyens du lieu, 50 ont pour langue maternelle une langue autochtone, soit 1,2 % du total, et que 890 ont le français, soit 20 %. À quelques kilomètres se trouve le territoire de la communauté Biinjitiwaabik Zaaging Anishinaabek, qui compte 300 résidents, son école, son gouvernement, les........

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