Le président américain avait fait installer des panneaux solaires sur le toit de la Maison-Blanche. Il s’appelait Jimmy Carter et nous étions en 1979. Les 32 panneaux permettaient à peine de réchauffer un peu d’eau pour la cuisine présidentielle. Le républicain Ronald Reagan les fit enlever. Ce n’était pas que symbolique. Il supprima aussi les budgets prévus par Carter pour la recherche en énergie renouvelable.

Il est difficile de savoir, à la lecture des derniers signaux sur l’accélération de la catastrophe climatique, si les Terriens auraient pu réussir à s’entendre à temps pour éviter la crise. Dans son livre Perdre la Terre. Une histoire de notre temps, l’essayiste américain Nathaniel Rich raconte comment, de 1979 à 1989, une fenêtre s’était ouverte pour une collaboration internationale en vue de réduire les gaz à effet de serre (GES).

Aucun groupe de climatosceptiques ne s’était encore formé. Le décollage économique à peine engagé de la Chine ou de l’Inde n’en faisait pas encore des résistants aux mesures ambitieuses. Aux États-Unis, on trouvait chez plusieurs républicains influents des partisans de la cause environnementale.

On trouvait des scientifiques de pointe extrêmement préoccupés. Une note confidentielle datée de mars 1980 affirme que, sans changement dans la production de pétrole et de gaz, il faudrait 50 ans pour que le réchauffement, qu’on estimait de 2,5 degrés pour 2038, ait un « impact économique majeur ». La tendance pousserait ensuite la température supplémentaire à 5 degrés en 2067, ce qui aurait des « effets globaux catastrophiques ».

Une solution était proposée : entamer immédiatement une réduction annuelle de 2 % de la production d’énergie fossile. Attention, concluaient les experts, il n’y a pas de « marge de manoeuvre » (« no leeway ») dans le « calendrier d’action ». Cette note extraordinairement presciente émane de l’American Petroleum Association et fut préparée par des experts de l’industrie, notamment Exxon et Texaco. Nous pouvons la lire grâce aux documents rendus publics dans les centaines de poursuites civiles intentées contre les compagnies pétrolières aux États-Unis — 200 pour la seule année 2022.

Qu’ont fait les pétrolières avec cette information capitale ? Rien, jusqu’en 1989. Cette année-là, le scientifique en chef de la NASA, James Hansen, fait essentiellement les mêmes prédictions devant le Congrès américain, mais son cri d’alarme a un énorme retentissement. Les pétrolières sortent de leur léthargie. S’avisant que des mesures de contrôle ou de réduction de l’utilisation d’énergie fossile nuiraient à leur croissance et à leurs profits, elles ont : a) embauché une poignée, puis une armée, de lobbyistes pour convaincre élus et fonctionnaires d’en faire le moins possible ; b) déployé un effort massif de désinformation, offrant par exemple 2000 $US à ceux qui acceptaient d’envoyer à un journal un texte d’opinion contredisant les prévisions de Hansen (il s’agit de 5750 $CA d’aujourd’hui, c’est extrêmement bien payé pour un texte d’opinion) ; c) surtout, financé les campagnes électorales, locales et nationales de façon à devenir indispensables et à rendre impossible, pendant 30 ans, toute action législative environnementale conséquente au Congrès américain.

Aujourd’hui que les conséquences de l’inaction entraînent des pertes de vie un peu partout sur la planète, des juristes estiment qu’il ne suffit pas de poursuivre ces entreprises pour le tort causé, comme on l’a fait pour les compagnies de tabac.

La prestigieuse Harvard Law Review a publié ce printemps un texte expliquant pourquoi et comment des accusations de meurtre pourraient être déposées contre les grandes pétrolières (gazières et charbonnières). Il ne s’agirait pas de meurtre au premier degré, puisque les entreprises n’avaient pas la volonté de faire mourir leurs consommateurs en grand nombre. Les auteurs plaident pour une accusation de négligence criminelle. Il faut, pour obtenir une condamnation, faire la démonstration que les décès existent, qu’ils résultent de « l’action ou de l’inaction » de l’accusé et que ce dernier « savait ou aurait dû savoir » que son comportement pouvait raisonnablement causer ces décès. La preuve de cette connaissance est désormais disponible.

L’article passe en revue les arguments potentiels de la défense. D’abord, le fait que ces entreprises ont, pour l’essentiel, respecté la réglementation. Irrecevable, répondent les juristes. Quoi que dise la loi, une personne raisonnable doit éviter de causer un décès. Ensuite, le fait que les gouvernements, par leur inaction, sont également coupables. Excellente remarque, mais la culpabilité présumée d’un tiers n’est pas une défense. Plus alambiquée est l’objection voulant que le choix effectué était certes néfaste, mais qu’un autre choix aurait été pire : la disparition même graduelle des énergies fossiles aurait freiné le développement économique et laissé des centaines de millions de personnes, au sud, dans la pauvreté. L’argument est rarement admis dans les cas d’homicide, précisent les auteurs, et lorsqu’il l’est, il se limite aux dangers « imminents » ainsi évités. Ce n’est donc pas le cas.

Le plus compliqué serait de lier des décès précis à l’action particulière d’une pétrolière accusée. En droit américain, le test de culpabilité est généralement lié à ce qu’une « personne raisonnable », correctement informée, en penserait. Là encore, les documents internes des pétrolières sont accablants. Le fait qu’elles aient oeuvré de concert, à la fois dans le développement de l’information sur le danger de leurs activités, puis dans la dissémination de fausses informations, pourrait-il conduire à une accusation groupée, de crime organisé ? La revue ne s’avance pas sur cette question.

Reste la sentence. Y aurait-il de la prison pour les dirigeants successifs des pétrolières depuis 1980 ? Ce n’est pas impossible. Mais le procureur général pourrait plutôt demander une compensation massive et la réduction graduelle de la production. Ce serait déjà mieux que ce qui sortira de la COP28. Encore faudrait-il en trouver un prêt à tester cette théorie devant un juge.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Meurtres au 2,5e degré - Jean-François Lisée
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Meurtres au 2,5e degré

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06.12.2023

Le président américain avait fait installer des panneaux solaires sur le toit de la Maison-Blanche. Il s’appelait Jimmy Carter et nous étions en 1979. Les 32 panneaux permettaient à peine de réchauffer un peu d’eau pour la cuisine présidentielle. Le républicain Ronald Reagan les fit enlever. Ce n’était pas que symbolique. Il supprima aussi les budgets prévus par Carter pour la recherche en énergie renouvelable.

Il est difficile de savoir, à la lecture des derniers signaux sur l’accélération de la catastrophe climatique, si les Terriens auraient pu réussir à s’entendre à temps pour éviter la crise. Dans son livre Perdre la Terre. Une histoire de notre temps, l’essayiste américain Nathaniel Rich raconte comment, de 1979 à 1989, une fenêtre s’était ouverte pour une collaboration internationale en vue de réduire les gaz à effet de serre (GES).

Aucun groupe de climatosceptiques ne s’était encore formé. Le décollage économique à peine engagé de la Chine ou de l’Inde n’en faisait pas encore des résistants aux mesures ambitieuses. Aux États-Unis, on trouvait chez plusieurs républicains influents des partisans de la cause environnementale.

On trouvait des scientifiques de pointe extrêmement préoccupés. Une note confidentielle datée de mars 1980 affirme que, sans changement dans la production de pétrole et de gaz, il faudrait 50 ans pour que le réchauffement, qu’on estimait de 2,5 degrés pour 2038, ait un « impact économique majeur ». La tendance pousserait ensuite la température supplémentaire à 5 degrés en 2067, ce qui aurait des « effets globaux catastrophiques ».

Une solution était........

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