Cela avait débuté avec, disons, goût. Sur les rayons de votre succursale locale de la Société des alcools du Québec (SAQ) apparaissaient des pastilles colorées, comme celles vous informant que tel nectar est vif, fruité ou délicat. Ces nouvelles pastilles portaient un autre message : « santé et sécurité au travail ». Ou « valorisation de nos emplois ».

Puis l’affichage syndical s’est propagé. Des autocollants sont apparus sur les vitrines extérieures des magasins et sur les portes vitrées des frigos, au point que, dans ma succursale, il faut incliner la tête pour les contourner et lire le prix ou la teneur en sucre des vins froids en vente. J’estimais étonnant que, d’une semaine à l’autre, le nombre d’autocollants ne décline jamais. De toute évidence, personne n’était chargé de les retirer. Pourquoi ?

Je l’ai demandé à la SAQ. Elle m’a répondu : « La liberté d’expression des syndicats et de leurs membres leur permet d’exercer des moyens de pression à l’égard de l’employeur, incluant de l’affichage. Évidemment, aucun message violent ou diffamatoire n’est accepté et l’affichage d’autocollants ou d’affiches ne doit pas mettre en péril la sécurité de nos employés et de nos clients. »

C’est bizarre, car le Code criminel est assez clair : « Commet un méfait quiconque volontairement, selon le cas : a) détruit ou détériore un bien ; b) rend un bien dangereux, inutile, inopérant ou inefficace. » Le coupable est passible d’une amende maximale de 5000 $ ou de deux ans de prison. Nous sommes donc en présence d’un méfait commis ou encouragé en toute transparence par une organisation syndicale, avec l’autorisation d’une société d’État. Ce n’est pas comme si le syndicat n’avait pas d’autres moyens de faire connaître son combat aux clients. Rien ne lui interdit de faire du piquetage ou de distribuer des tracts. J’accueillerais de bonne grâce une affiche explicative de leurs revendications sur un babillard à l’entrée.

Il arrive que des employeurs moins tolérants (insouciants ?) que la SAQ déposent des griefs lorsqu’ils découvrent leurs locaux ou leurs véhicules transformés en porte-autocollants. En fin de négociation de convention collective, dans le protocole de retour au travail, les patrons retirent généralement ces griefs. Puis, les employés sont chargés de retirer l’affichage ou une entreprise externe est embauchée pour le faire.

Le Service de police de la Ville de Montréal est allé jusqu’au tribunal d’arbitrage en 2016 pour obliger la Fraternité des policiers à cesser de mettre des autocollants sur les immeubles et les voitures de la police, qui cachaient parfois l’immatriculation ou d’autres infos — et, dans le pire des cas, la presque totalité du véhicule. Le syndicat soutient invariablement que cela fait partie de son droit d’expression. En l’espèce, l’argument a d’autant plus de valeur que les policiers n’ont pas le droit de grève. Ils doivent donc trouver d’autres manières de déranger. L’arbitre a considéré que « même si je suis en présence d’une activité mettant en cause la liberté d’expression, celle-ci peut être limitée compte tenu de son caractère délictuel ».

Le refus de porter un uniforme pendant un conflit est d’un autre ordre, écrit-il, car il « n’entraîne pas de dommages à la propriété de l’employeur ». Mais pour les autocollants, il a condamné la Fraternité à rembourser les frais de nettoyage et à cesser sa pratique. Il est arrivé qu’un arbitre accepte le port d’un autocollant sur le casque de travail si le salarié n’est pas en contact avec la clientèle. En janvier, au sujet des autocollants généreusement posés sur les ambulances d’Urgences-santé, le tribunal a jugé qu’on ne pouvait en mettre trop. En attendant de rendre une décision sur le fond de la question, il en a autorisé huit par ambulance. Le méfait est donc permis, mais avec modération.

Je ne cache pas mon préjugé favorable aux causes syndicales, mais vous me savez également assez attaché au sens de l’État et à sa neutralité. Je suis frappé que le débat juridique ne s’intéresse qu’au droit d’expression syndical et au droit de propriété patronal. Et nous ? « Le citoyen a intérêt à ce que les propriétés gouvernementales soient administrées et opérées de façon conforme à leur destination », écrit l’arbitre dans l’affaire des policiers. Oui, il y a intérêt. Mais n’en a-t-il pas surtout le droit ?

Sur la question de l’affichage, mais spécialement religieux, la Cour européenne de justice tranche très judicieusement en faveur du droit du citoyen. Dans son guide sur la Convention européenne des droits de l’homme, elle explique que la volonté de l’État de garantir une stricte neutralité est un but légitime « afin de préserver les droits et les intérêts des usagers des services publics », qui sont, eux, « les destinataires de l’exigence de neutralité imposée aux agents ». (Elle estime que c’est encore plus vrai pour les malades : « surtout lorsque l’agent en question se trouve en contact avec des patients, il est légitime d’exiger que l’agent ne fasse pas état de ses croyances religieuses dans l’exercice de ses fonctions pour garantir l’égalité de traitement des malades », car il faut faire en sorte que « les patients ne puissent douter de leur impartialité ».)

Il m’apparaît que le temps est venu de faire prévaloir, au Québec aussi, le droit de l’usager et du citoyen. L’autre jour, à la Société de l’assurance automobile du Québec, j’avais le choix de m’adresser soit à une employée portant une casquette de son syndicat, soit à une employée portant le hidjab. Elles m’envoyaient chacune un message parfaitement assumé. Avais-je le droit, dans mon interaction avec elles, d’afficher mes propres convictions et de leur faire calmement savoir que j’étais opposé à des pratiques syndicales ou religieuses ? J’ai conclu que non, puisque cela retarderait le service. Il m’incombait à moi, le citoyen, de porter le fardeau de la neutralité.

Je me suis retenu et suis resté neutre. Je pourrai toujours, me suis-je dit, écrire une chronique.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Méfaits autorisés - Jean-François Lisée
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Méfaits autorisés

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20.03.2024

Cela avait débuté avec, disons, goût. Sur les rayons de votre succursale locale de la Société des alcools du Québec (SAQ) apparaissaient des pastilles colorées, comme celles vous informant que tel nectar est vif, fruité ou délicat. Ces nouvelles pastilles portaient un autre message : « santé et sécurité au travail ». Ou « valorisation de nos emplois ».

Puis l’affichage syndical s’est propagé. Des autocollants sont apparus sur les vitrines extérieures des magasins et sur les portes vitrées des frigos, au point que, dans ma succursale, il faut incliner la tête pour les contourner et lire le prix ou la teneur en sucre des vins froids en vente. J’estimais étonnant que, d’une semaine à l’autre, le nombre d’autocollants ne décline jamais. De toute évidence, personne n’était chargé de les retirer. Pourquoi ?

Je l’ai demandé à la SAQ. Elle m’a répondu : « La liberté d’expression des syndicats et de leurs membres leur permet d’exercer des moyens de pression à l’égard de l’employeur, incluant de l’affichage. Évidemment, aucun message violent ou diffamatoire n’est accepté et l’affichage d’autocollants ou d’affiches ne doit pas mettre en péril la sécurité de nos employés et de nos clients. »

C’est bizarre, car le Code criminel est assez clair : « Commet un méfait quiconque volontairement, selon le cas : a) détruit ou détériore un bien ; b) rend un bien dangereux, inutile, inopérant ou inefficace. » Le coupable est passible d’une amende maximale de 5000 $ ou de deux ans de prison. Nous sommes donc en présence d’un méfait commis ou........

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