Il faut savoir ce qu’on veut, dans la vie comme en politique, sauf si on se satisfait d’une vie contemplative. René Lévesque souhaitait faire du Québec « un pays normal », ce qui était ambitieux, mais non prétentieux, à son image. Jean Charest visait plus haut. Il voulait faire du Québec, spécifiquement, un « paradis des familles », et plus généralement le faire « briller parmi les meilleurs ». Nous avons assisté depuis à un rapetissement des attentes, car Philippe Couillard avait lancé son action gouvernementale en se fixant comme horizon « la moyenne canadienne ». Comptable — et s’avisant peut-être que le pétrole de l’Alberta faisait gonfler cette moyenne —, François Legault réduisit le champ des possibles en choisissant comme étalon or le seul Ontario.

Il fait une fixation sur la richesse ontarienne par habitant et scrute chaque trimestre l’évolution des indices. Il rapporte que l’écart avec le Québec est passé de 16,1 % à son arrivée en 2018 à 13,5 % en 2022. Si la tendance se maintient, il faudra 20 ans pour atteindre le point 0, mais Legault s’en donne officiellement 12. Cela lui fait une belle jambe, il serait alors dans son cinquième mandat !

Il refuse d’intégrer dans son calcul le fait que, puisque le coût de la vie est inférieur au Québec, le pouvoir d’achat du Québécois moyen a dépassé depuis belle lurette le pouvoir d’achat de l’Ontarien moyen. C’est un vieux débat entre nous, je ne le convaincrai pas. Legault a besoin de son objectif factice comme Don Quichotte de ses moulins.

Son autre marotte : les baisses d’impôt. Elles sont indispensables, tonne-t-il, car les Québécois sont les plus taxés du continent. La question qui n’est cependant jamais posée est la suivante : s’il est vrai que le fisc soutire aux contribuables d’ici davantage d’argent du beurre, combien de beurre de plus, exactement, obtiennent-ils en échange ?

Je me corrige : la question a été posée une fois, par le ministre libéral des Finances, en 2014. Elle fut confiée à quatre économistes : Robert Gagné et Claude Montmarquette, plus marqués à droite, puis Pierre Fortin et Luc Godbout, centristes.

Leur rapport s’intitule Le Québec face à ses défis. Il effectue une vraie recension des services offerts par l’État québécois à ses citoyens, mais dont les Ontariens, eux, ne disposent pas (ou reçoivent du privé). Les Québécois reçoivent chaque année pour 17,5 milliards de services de plus que les Ontariens, soit 26 %. C’est énorme. Toute l’activité sociale et économique est touchée. Dans l’ordre : famille et services sociaux (5,5 milliards), transports (4 milliards), industrie (1,8 milliard), santé (1,5 milliard) et éducation (1,5 milliard). Les économistes n’ont trouvé que 162 pauvres millions de dollars offerts par le gouvernement ontarien à ses citoyens pour des services non disponibles au Québec (mais ne donnent pas de détails).

Combien nous coûte-t-il, ces milliards supplémentaires ? Ce devrait être 17,5 milliards de taxes et d’impôts de plus. Ce serait équitable, et on en aurait pour notre argent. Mais ce n’est pas ça du tout : notre facture supplémentaire ne s’élève qu’à 7 milliards. Donc, pour un investissement de 7 milliards, nous recevons pour 17,5 milliards de services. Un rendement de 250 % !

Lorsqu’on accepte de payer davantage pour avoir plus de services, le rapport qualité-prix (ou du moins quantité-prix) est crucial. Dans notre cas, il est remarquable.

Est-ce toujours vrai 10 ans après cette étude ? On n’a pas de raison d’en douter, mais on aimerait en avoir le coeur net. Les professionnels du ministère des Finances ou de l’Institut de la statistique du Québec ont la compétence requise pour mettre ces chiffres à jour, entre leur petit-déjeuner et la pause syndicale du matin. Pourquoi le ministre des Finances ne le leur demande-t-il pas ? Je vous laisse y réfléchir. Mais se pourrait-il que leur réitération annuelle mette à mal le discours dominant du on-paie-trop-d’impôts ?

La Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, elle, fait chaque année un calcul choquant pour la chorale du plus grand fardeau fiscal en Amérique. Elle additionne, oui, mais elle ose soustraire aussi. Lorsqu’on tient compte des impôts que les particuliers paient et des prestations gouvernementales et des services qu’ils reçoivent, comment se compare-t-on ? Pour la majorité des familles, le Québec est le paradis fiscal.

La « charge fiscale nette » — la seule qui compte, car elle représente ce qui reste réellement dans la poche familiale — est moindre au Québec que n’importe où au Canada pour toutes les familles qui empochent moins que le salaire moyen, qui gagnent le salaire moyen ou qui font jusqu’à 167 % du salaire moyen. Comparativement aux 31 pays les plus riches de l’OCDE, la charge fiscale nette québécoise est moitié moins forte pour les familles qui ont le salaire moyen, 1 % plus forte pour celles qui touchent 167 % de celui-ci. Dans les deux cas, notre générosité envers les familles monoparentales est sans pareille.

Oui, mais, ces foutus Ontariens sont quand même plus productifs, non ? L’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques vient de prouver que l’écart existant est totalement dû à la structure économique de chacun. Sur 15 secteurs, les Ontariens sont plus productifs que nous dans 7, et nous davantage qu’eux dans 8. « Le résultat est clair : si le travail effectué au Québec se concentrait dans les mêmes secteurs que l’Ontario et que la main-d’oeuvre québécoise maintenait sa productivité actuelle dans chacune des industries, les Québécois seraient globalement aussi productifs, voire plus productifs que les Ontariens. » En fait, calcule l’Institut, nous avons rattrapé la productivité moyenne de l’Ontario en 2013 et, depuis, la nôtre progresse plus rapidement que la leur.

Il y a donc un vice de calcul dans les ambitions ontariennes du premier ministre. S’il souhaite que les Québécois soient aussi riches que les Ontariens, il a 15 ans de retard. Dès 2009, Pierre Fortin concluait ceci : « Le Québec est aujourd’hui aussi riche et moins inégalitaire que l’Ontario. Par la même occasion, il est apparu que le rendement comparatif du Québec n’est pas le fruit du hasard, mais bien le résultat de politiques à long terme bien conçues et persévérantes : la révolution éducative, des relations de travail saines, la progressivité de l’impôt, la stabilité et le renforcement de la politique sociale. Il en ressort également que moins de pauvreté et d’inégalités n’entraîne pas nécessairement moins de prospérité et plus de chômage. Le Québec offre un bel exemple du contraire, et c’est tant mieux. »

Fortin a refait le calcul plusieurs fois depuis, et arrive au même résultat.

François Legault a certes raison de faire en sorte que la productivité par heure travaillée augmente, que les revenus augmentent. Il peut même vouloir que notre structure économique se modifie pour augmenter la richesse globale, si tant est que ces changements ne dégradent pas d’autres éléments du bien-être collectif. Mais sa vision tronquée d’un Ontario fantasmé meilleur que nous a pour effet de continuer à nourrir chez les Québécois un vieux sentiment d’infériorité envers l’Ontario, envers le Canada et envers les États-Unis qui n’a plus sa raison d’être.

Nous avons, comme eux, d’énormes défis. Ce n’est cependant pas en les imitant béatement que nous les avons, depuis un demi-siècle, rattrapés. C’est en construisant une société à la fois plus productive et plus juste. S’il n’en tenait qu’à moi, on se fixerait l’objectif de « continuer à briller parmi les meilleurs dans un pays normal où il fait bon vivre ». Vous ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - L’obsession ontarienne - Jean-François Lisée
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L’obsession ontarienne

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16.03.2024

Il faut savoir ce qu’on veut, dans la vie comme en politique, sauf si on se satisfait d’une vie contemplative. René Lévesque souhaitait faire du Québec « un pays normal », ce qui était ambitieux, mais non prétentieux, à son image. Jean Charest visait plus haut. Il voulait faire du Québec, spécifiquement, un « paradis des familles », et plus généralement le faire « briller parmi les meilleurs ». Nous avons assisté depuis à un rapetissement des attentes, car Philippe Couillard avait lancé son action gouvernementale en se fixant comme horizon « la moyenne canadienne ». Comptable — et s’avisant peut-être que le pétrole de l’Alberta faisait gonfler cette moyenne —, François Legault réduisit le champ des possibles en choisissant comme étalon or le seul Ontario.

Il fait une fixation sur la richesse ontarienne par habitant et scrute chaque trimestre l’évolution des indices. Il rapporte que l’écart avec le Québec est passé de 16,1 % à son arrivée en 2018 à 13,5 % en 2022. Si la tendance se maintient, il faudra 20 ans pour atteindre le point 0, mais Legault s’en donne officiellement 12. Cela lui fait une belle jambe, il serait alors dans son cinquième mandat !

Il refuse d’intégrer dans son calcul le fait que, puisque le coût de la vie est inférieur au Québec, le pouvoir d’achat du Québécois moyen a dépassé depuis belle lurette le pouvoir d’achat de l’Ontarien moyen. C’est un vieux débat entre nous, je ne le convaincrai pas. Legault a besoin de son objectif factice comme Don Quichotte de ses moulins.

Son autre marotte : les baisses d’impôt. Elles sont indispensables, tonne-t-il, car les Québécois sont les plus taxés du continent. La question qui n’est cependant jamais posée est la suivante : s’il est vrai que le fisc soutire aux contribuables d’ici davantage d’argent du beurre, combien de beurre de plus, exactement, obtiennent-ils en échange ?

Je me corrige : la question a été posée une fois, par le ministre........

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