Je passe trop de temps sur X, je le confesse. Mais c’est là que le premier indice m’est apparu l’an dernier. Un internaute rapportait qu’un de ses vieux chums, prof au primaire dans une école multiethnique, avait quitté l’île car il n’en pouvait plus d’entendre ses élèves refuser, prétendait-il, l’identité québécoise. S’il leur disait que, pour la plupart nés au Québec, ils étaient des Québécois, il déclenchait, dans cette version, l’hilarité générale et même le mépris.

Certainement, pensais-je, il s’agit d’un cas isolé ou d’un prof à la peau identitaire hypersensible. Sur le fil, des commentaires allant dans le même sens étaient cependant apparus. Étonné et incrédule, j’ai voulu retrouver le prof et l’école, sans succès. L’auteur de la publication a depuis disparu de X.

J’avais rangé tout ça dans un coin de mon ordinateur jusqu’à ce que je lise Le duel culturel des nations (Boréal) d’Emmanuel Lapierre. L’ouvrage, à la fois érudit et personnel, explique combien le vécu des théoriciens du concept de nation imprègne leurs conclusions. Il démontre aussi comment les nations dominantes, toutes à la fois intrinsèquement ethniques et civiques, culpabilisent les petites, qui le sont autant. Lapierre est enseignant. Il écrit : « Dans toutes les écoles de la région de Montréal où j’ai travaillé ces 15 dernières années, je n’en reviens pas de constater l’attitude de mépris ou de honte à l’égard de la langue et de la culture québécoise. »

Puis, fin janvier, j’ai commis l’erreur d’affirmer, dans ma chronique « École anormale », que le français était la langue commune dans les écoles privées de Montréal. Des enseignants ont assailli ma boîte courriel pour me détromper.

Celui d’une école privée très cotée de Montréal, et aux longues racines francophones, témoigne : « Bien que le français soit la langue de travail, dans les corridors, la langue commune est de plus en plus l’anglais. La direction et les professeurs ont beau essayer de renverser la vapeur, rien n’y fait. L’anglais prédomine dans ce milieu très multiethnique. Le français, la plupart de nos élèves non francophones s’en foutent (une bonne partie des francophones aussi, d’ailleurs). »

Pour éviter les représailles et préserver la réputation d’une institution à laquelle il est très attaché, il demande de ne pas être nommé et de ne pas désigner l’école. Deux de ses collègues m’ont par la suite confirmé ses constats.

Quatre enseignants actuels et passés du collège Regina Assumpta, à Ahuntsic, veulent bien qu’on nomme leur école. Après de longues années de service, la première m’écrit avoir démissionné, notamment « à cause du dénigrement de plus en plus présent envers les Québécois francophones. […] On parle anglais dans cette école. Même les élèves dont les parents sont francophones, de souche ou immigrants, ne parlent plus français dès qu’ils mettent les pieds, ou même le premier pied, dans ce collège. » Ses trois collègues observent aussi un glissement vers l’anglais.

J’ai parlé à la directrice générale du collège, Julie Duchesne, qui conteste leur lecture. Les conversations de corridor, m’assure-t-elle, se font « principalement en français ». Elle ajoute que ses étudiants « sont tous fiers de parler, d’étudier et de vivre en français » et que toutes les interactions entre le personnel, d’une part, les jeunes et leurs parents, d’autre part, sont « unilingues francophones ». D’autant que l’institution « fait la promotion de la culture québécoise, des traditions, et les oeuvres québécoises tiennent une grande place ». Certains des étudiants ont le droit de s’inscrire à l’école anglophone, mais « choisissent de faire [leurs études] en français », rappelle-t-elle.

Mes sources ne contestent pas le fait que le français est la langue officielle du collège, mais déplorent que ces efforts ne portent pas suffisamment leurs fruits. Et elles signalent un autre phénomène : « Les élèves détestent les francophones. On fait la vie très dure à ceux qui veulent parler français et défendre le fait français : ils sont humiliés et dénigrés en personne et sur les réseaux sociaux », affirme l’une d’elles.

Dans le cadre de son cours, toujours à Regina Assumpta, une autre prof devait aborder le thème de l’identité. Elle raconte : « Alors que nous étions en pleine discussion sur nos valeurs en tant que citoyens, un des deux élèves de souche de mon groupe a levé la main pour s’exprimer. C’est alors que tout le groupe s’est mis à rire et à huer en disant que les Kebs n’avaient pas de valeurs et que nos filles et nos femmes sont en fait des traînées (j’emploie un vocabulaire acceptable ici […]). Je suis rapidement intervenue et fus coupée par un grand gaillard d’origine maghrébine qui m’a lancé : “Madame, vous ne pouvez pas comprendre parce que les Kebs, vous n’avez pas de culture. Vous faites des trucs de Blancs comme aller au chalet et faire du ski et vous n’éduquez pas vos enfants.” »

Elle continue : « Que dire de mon petit élève “de souche”, musicien de l’orchestre à cordes du collège, qui a osé jouer un petit rigodon pour égayer notre activité de Noël en classe ? Les élèves se sont mis à rire de lui, à l’injurier et à lui lancer des objets. Plus tard, cette même journée, de la musique libanaise se faisait pourtant entendre dans la salle de niveau où tous les élèves se rassemblent et où plusieurs se sont mis à danser le dabkeh sous les applaudissements de la foule en délire. »

Elle poursuit : « Et comment se porte aujourd’hui cette élève québécoise francophone qui, en classe, a osé dire que les Québécois francophones avaient subi de la discrimination dans le passé ? [Elle] s’est fait insulter et menacer sur les réseaux sociaux pour ses propos que les autres élèves jugeaient racistes et déplacés puisque, selon eux, les Québécois francophones n’avaient pas vraiment souffert. » Une élève de cette classe confirme l’incident.

Un autre prof rapporte qu’à l’Halloween, « il y a cinq ans environ, [un] élève de 4e secondaire s’est présenté au collège costumé d’un sac à ordure Glad comme vêtement. Il avait fabriqué une petite affiche qu’il avait collée sur son ventre sur laquelle était écrit “Culture Keb”. Ça a pris deux ou trois périodes avant qu’un adulte lui demande d’enlever son costume ».

La direction de Regina Assumpta refuse de confirmer ou d’infirmer l’existence de ces anecdotes, ou même d’indiquer si des faits de ce genre ont été portés à son attention. Mais elle assure qu’« aucun geste, commentaire haineux, raciste ou intolérant n’est toléré », que la situation est « prise en mains par un membre du personnel » et qu’« il y a toujours des interventions qui se font ». Invitée à donner son avis sur l’existence même de cette problématique, d’en estimer l’importance, la montée ou le déclin, la directrice générale a refusé de s’engager sur ce terrain.

À Regina Assumpta toujours, dans un groupe de 2e secondaire, un intervenant de la « Caravane de la tolérance » a posé la question : qui ici se sent Québécois ? Sur 36 élèves, 34 ont dit non. Cet organisme s’appelle maintenant Ensemble pour le respect de la diversité. Il anime chaque année environ 1000 ateliers sur la tolérance dans les écoles du Québec, publiques et privées, rejoignant ainsi près de 30 000 élèves par an. J’ai évoqué ce résultat à son directeur général, Rafaël Provost. Sa réaction : « C’est quelque chose qui nous arrive très souvent. »

Je lui ai ensuite lu les anecdotes rapportées par les profs. Il les considère toutes comme vraisemblables. Ce mépris des Kebs, dit-il, « on le voit et on l’entend dans les écoles ».

Le dernier Portrait socioculturel des élèves inscrits dans les écoles publiques de l’île de Montréal rapporte que 56 % de leurs élèves sont soit nés à l’étranger, soit nés ici de deux parents étrangers. Sur un total de 447 écoles, 165 écoles publiques (primaires ou secondaires) de l’île affichent une proportion de 66 % ou plus d’élèves issus de l’immigration. Parmi elles, 111 en comptent 75 % ou plus, 43 en accueillent 85 % ou plus.

La mise en minorité des natifs peut créer des conditions propices à la propagation du mépris, mais elle n’en constitue pas la cause. M. Provost évoque plusieurs raisons qui peuvent l’expliquer. « Aucun jeune ne naît raciste, homophobe ou intolérant : c’est quelque chose qui s’apprend. » Un jeune qui grandit dans une famille immigrante dont l’intégration est réussie aura du Québec et de ses habitants une image positive, tandis que les parents qui se sentent rejetés et dévalorisés transmettront leur dépit à leurs enfants. « Si les parents ne se sentent pas eux-mêmes Québécois, c’est difficile de transmettre [l’attachement au Québec] à leurs jeunes. »

Mais l’intolérance, affirme Provost, n’est pas à sens unique. « Beaucoup de jeunes à Montréal ne s’identifient pas comme Québécois parce qu’ils disent qu’ils n’ont pas le droit de se sentir comme ça, explique-t-il. On leur dit qu’ils ne le sont pas. » Qui est ce « on » ? « Des jeunes Québécois qui disent aux autres qu’ils ne sont pas Québécois [car] pour être Québécois, il faut être blanc, francophone, né ici. » C’est le genre de commentaires qu’il entend, aujourd’hui, dans les écoles montréalaises. Et c’est la tâche de son organisme de déconstruire ces préjugés, de part et d’autre.

Je lui ai demandé si ce phénomène est en progrès ou en reflux. Il constate une montée générale de l’intolérance, dans tous les domaines : identitaire, raciale, d’orientation sexuelle. « Il y a des jeunes qui lèvent la main maintenant dans les classes — et ça nous arrive régulièrement — pour dire “moi, je suis raciste”, “moi, je suis homophobe et c’est de la liberté d’expression”. Ils le verbalisent. Alors imaginez ceux qui le pensent sans le dire ! » Ses services sont d’ailleurs plus sollicités que jamais et il dit sentir les équipes écoles débordées par l’augmentation des tensions de toutes sortes.

Il reste que l’ambiance ainsi créée sur la question précise de l’attachement au Québec est délétère, y compris pour la santé identitaire des francophones. L’auteur et enseignant Emmanuel Lapierre estime que certains d’entre eux « adoptent la même attitude que les autres Canadiens vis-à-vis du français ». « Ils le parlent par politesse parmi les leurs, et le parlent mal. Inconsciemment ou consciemment, ils dédaignent leur propre langue, leur propre identité. »

Bref, quelque chose d’important et d’inquiétant se passe aujourd’hui dans des écoles francophones, privées et publiques, de Montréal. De guerre lasse, certains enseignants choisissent l’exil, dans une autre école ou à l’extérieur de Montréal. Les jeunes n’ont pas cette option. Ni les Kebs ni les autres.

Je n’ai pu ici lever qu’un coin du voile sur cette dynamique. Il m’apparaît urgent de mieux la documenter et de mieux la comprendre, de trouver des moyens efficaces d’estomper cette dichotomie malsaine, car ce qui se déroule devant nous, c’est le détricotage, voire la déchirure, du tissu identitaire québécois.

Chroniqueur, Jean-François Lisée a dirigé le PQ de 2016 à 2018. Il vient de publier Par la bouche de mes crayons. jflisee@ledevoir.com.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Identité anti-québécoise

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24.02.2024

Je passe trop de temps sur X, je le confesse. Mais c’est là que le premier indice m’est apparu l’an dernier. Un internaute rapportait qu’un de ses vieux chums, prof au primaire dans une école multiethnique, avait quitté l’île car il n’en pouvait plus d’entendre ses élèves refuser, prétendait-il, l’identité québécoise. S’il leur disait que, pour la plupart nés au Québec, ils étaient des Québécois, il déclenchait, dans cette version, l’hilarité générale et même le mépris.

Certainement, pensais-je, il s’agit d’un cas isolé ou d’un prof à la peau identitaire hypersensible. Sur le fil, des commentaires allant dans le même sens étaient cependant apparus. Étonné et incrédule, j’ai voulu retrouver le prof et l’école, sans succès. L’auteur de la publication a depuis disparu de X.

J’avais rangé tout ça dans un coin de mon ordinateur jusqu’à ce que je lise Le duel culturel des nations (Boréal) d’Emmanuel Lapierre. L’ouvrage, à la fois érudit et personnel, explique combien le vécu des théoriciens du concept de nation imprègne leurs conclusions. Il démontre aussi comment les nations dominantes, toutes à la fois intrinsèquement ethniques et civiques, culpabilisent les petites, qui le sont autant. Lapierre est enseignant. Il écrit : « Dans toutes les écoles de la région de Montréal où j’ai travaillé ces 15 dernières années, je n’en reviens pas de constater l’attitude de mépris ou de honte à l’égard de la langue et de la culture québécoise. »

Puis, fin janvier, j’ai commis l’erreur d’affirmer, dans ma chronique « École anormale », que le français était la langue commune dans les écoles privées de Montréal. Des enseignants ont assailli ma boîte courriel pour me détromper.

Celui d’une école privée très cotée de Montréal, et aux longues racines francophones, témoigne : « Bien que le français soit la langue de travail, dans les corridors, la langue commune est de plus en plus l’anglais. La direction et les professeurs ont beau essayer de renverser la vapeur, rien n’y fait. L’anglais prédomine dans ce milieu très multiethnique. Le français, la plupart de nos élèves non francophones s’en foutent (une bonne partie des francophones aussi, d’ailleurs). »

Pour éviter les représailles et préserver la réputation d’une institution à laquelle il est très attaché, il demande de ne pas être nommé et de ne pas désigner l’école. Deux de ses collègues m’ont par la suite confirmé ses constats.

Quatre enseignants actuels et passés du collège Regina Assumpta, à Ahuntsic, veulent bien qu’on nomme leur école. Après de longues années de service, la première m’écrit avoir démissionné, notamment « à cause du dénigrement de plus en plus présent envers les Québécois francophones. […] On parle anglais dans cette école. Même les élèves dont les parents sont francophones,........

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