Tout bien considéré, cela ne pouvait pas mieux tomber. À la fin du mois, c’est dans un pays pétrolier, les Émirats arabes unis, que se tiendra la grande messe annuelle où la planète palabre sur son niveau de fièvre actuel (un record) et à venir (un désastre).

L’hôte, le sultan Ahmed al-Jaber, est d’ailleurs à la fois ministre du Développement durable et p.-d.g. de la 12e compagnie pétrolière au monde en importance. Sous sa gouverne, l’assemblée pourra s’adonner à deux comptabilités incompatibles. D’une part, comme d’habitude, elle fera la liste des engagements de réduction d’émissions des gaz à effet de serre et mesurera l’ampleur des progrès à réaliser pour ne pas faire franchir à la planète, d’ici sept petites années jusqu’en 2030, le point de bascule du 1,5 degré de trop. D’autre part, en coulisses peut-être, elle fera la liste des augmentations de production d’énergies fossiles en cours.

Le sultan pourra expliquer comment sa compagnie, ADNOC, entend investir 150 milliards de dollars américains pour faire bondir de 25 % le nombre de barils par jour extraits des entrailles de la Terre d’ici 2030. Il vient d’annoncer de nouveaux projets gaziers en mer. Mais attention : ils seront « carboneutres ». Selon le principe voulant qu’une usine de whisky soit « sans alcool » pour autant que les salariés ne consomment pas pendant le travail, les pétrolières affirment désormais sans rire que l’augmentation du truc qui crame la planète se fait dans le plus pur respect de l’environnement.

Est-ce leur faute si des gens brûlent leur production pour générer autant d’émissions de GES que le Japon et l’Allemagne réunis n’en produisent en un an, juste avec la seule augmentation anticipée par ADNOC ? Les consommateurs sont fautifs. Pas les producteurs. Remarquez, c’est tout aussi vrai pour les cartels de cocaïne.

Le sultan sera en bonne compagnie. Le représentant des États-Unis pourra confirmer que son pays, désormais le plus grand producteur de pétrole, étendra sa production dans un coin de l’Alaska jusqu’ici épargné pour y extraire 600 millions de barils. Le Brésil pourra se vanter d’augmenter de 63 % sa production pétrolière et de doubler son extraction gazière d’ici dix ans. L’Inde épatera en annonçant qu’elle doublera sa production de charbon — à l’empreinte environnementale encore plus lourde — d’ici 2030. Le représentant britannique pourra rappeler avoir reporté l’atteinte de ses cibles de réduction de GES et accordé des centaines de nouveaux permis de forage en mer du Nord. Même la verte Norvège, grande productrice de pétrole, pourra réitérer qu’elle ne réduira jamais le flot de ses puits, toute réduction ne devant venir, a dit son premier ministre, que « de la demande ».

Notre propre représentant, Steven Guilbeault (dont certaines mauvaises langues prétendent qu’il fut écologiste) pourra afficher pour le dominion une augmentation de production de pétrole de 25 % d’ici 12 ans. Il ne pourra toutefois se vanter d’avoir approuvé le projet Bay du Nord, 70 millions de barils par jour, lui aussi « carboneutre ». Ses promoteurs ont eu le feu vert du ministre, mais en ont suspendu les travaux, attendant des conditions de marché plus favorables. Guilbeault pourra cependant vanter le recul de son gouvernement en matière de taxe carbone sur le mazout et démontrer, rapport du Commissaire à l’environnement à l’appui, que malgré toutes ses simagrées, il n’a aucune chance d’atteindre ses cibles de réduction de GES.

La COP28 sera donc le festival mondial de l’augmentation de la production fossile. Un gage de succès. Oui, car le sultan rapporte avoir largement consulté pour connaître les raisons des échecs des COP précédentes. Il a trouvé : elles s’acharnaient sur les producteurs d’énergie fossile. « Pourquoi nous battons-nous contre les industries ? a-t-il benoîtement demandé au New York Times. La lutte contre les émissions devrait se concentrer sur la réduction des émissions dans tous les domaines, qu’il s’agisse de pétrole et de gaz ou d’autres industries, peu importe lesquelles. » C’est vrai ça. L’industrie fossile n’est ni plus ni moins responsable du réchauffement que la production florale ou les usines de lingerie. Il faut mettre fin à cette inégalité de traitement.

Et puis, explique-t-il, la technologie va trouver à temps des façons de réduire les GES. Prenez l’engouement pour les véhicules électriques (VE). Bon, c’est vrai, Volkswagen vient d’annuler son projet d’usine de VE de deux milliards en Allemagne. Ford a repoussé un investissement annoncé de 12 milliards. GM a abandonné son objectif de produire 400 000 VE d’ici la mi-2024. Tesla a réduit le prix de son modèle de base. Leur problème ? Les ventes, en forte hausse depuis 2021, pourraient fléchir cette année (c’est en débat). Une des hypothèses, selon Forbes : les acheteurs enthousiastes, écolos, ayant déjà acheté leur bolide branchable, ce bassin est asséché et les acheteurs normaux restent sceptiques.

Bref, on augmente d’une part la production du truc qui menace nos petits-enfants de devoir aller dehors en scaphandre et, d’autre part, la technologie n’avance pas assez vite ou n’est pas suffisamment populaire. Verdict ? Celui-ci, d’un récent rapport auquel participe l’ONU : « Pour être compatibles avec une limitation du réchauffement à 1,5 °C, l’offre et la demande de charbon, de pétrole et de gaz à l’échelle mondiale doivent décliner rapidement et de manière importante entre aujourd’hui et 2050. Cependant, les augmentations estimées d’après les plans et prévisions des gouvernements conduiraient à des niveaux de production de charbon, de pétrole et de gaz dépassant respectivement de 460 %, 29 % et 80 % les trajectoires médianes compatibles avec une limitation du réchauffement à 1,5 °C. » Autrement dit, au lieu de s’emmieuter, ça s’empironne.

C’est peut-être le prix à payer pour confier aux pétrolières la direction des rencontres environnementales. Vous me direz, l’Iran occupe ces jours-ci la présidence du forum social du conseil des droits de l’homme.

Ça va bien aller.

Jean-François Lisée a dirigé le PQ de 2016 à 2018. Il vient de publier Par la bouche de mes crayons aux éditions Somme Toute / Le Devoir. jflisee@ledevoir.com.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Foncer dans le fossile

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15.11.2023

Tout bien considéré, cela ne pouvait pas mieux tomber. À la fin du mois, c’est dans un pays pétrolier, les Émirats arabes unis, que se tiendra la grande messe annuelle où la planète palabre sur son niveau de fièvre actuel (un record) et à venir (un désastre).

L’hôte, le sultan Ahmed al-Jaber, est d’ailleurs à la fois ministre du Développement durable et p.-d.g. de la 12e compagnie pétrolière au monde en importance. Sous sa gouverne, l’assemblée pourra s’adonner à deux comptabilités incompatibles. D’une part, comme d’habitude, elle fera la liste des engagements de réduction d’émissions des gaz à effet de serre et mesurera l’ampleur des progrès à réaliser pour ne pas faire franchir à la planète, d’ici sept petites années jusqu’en 2030, le point de bascule du 1,5 degré de trop. D’autre part, en coulisses peut-être, elle fera la liste des augmentations de production d’énergies fossiles en cours.

Le sultan pourra expliquer comment sa compagnie, ADNOC, entend investir 150 milliards de dollars américains pour faire bondir de 25 % le nombre de barils par jour extraits des entrailles de la Terre d’ici 2030. Il vient d’annoncer de nouveaux projets gaziers en mer. Mais attention : ils seront « carboneutres ». Selon le principe voulant qu’une usine de whisky soit « sans alcool » pour autant que les salariés ne consomment pas pendant le travail, les pétrolières affirment désormais sans rire que l’augmentation du truc qui crame la planète se fait dans le plus pur respect de l’environnement.

Est-ce leur faute si des gens brûlent leur production pour générer autant d’émissions de GES que le Japon et l’Allemagne........

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