L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, de science politique et de coopération internationale. Ses recherches portent sur les imaginaires collectifs.

Les valeurs fondamentales (ou mythes sociaux) jouent un rôle essentiel dans une société. On pense à la liberté, à l’égalité, à la démocratie, à la solidarité. Or, ces valeurs ne doivent jamais être tenues pour acquises, elles exigent une attention constante. Mais qu’est-ce qui assure présentement leur promotion et leur transmission au Québec ?

Les valeurs fondamentales soutiennent toute vie sociale. Elles garantissent le bon fonctionnement des institutions, inspirent les choix politiques, facilitent la formation des consensus nécessaires à la gouvernance, nourrissent l’identité collective. Bref, elles assurent la cohésion sociale.

Pour qui en douterait, il suffit de regarder du côté des États-Unis, une société bien mal en point où l’imaginaire social prend l’eau de partout. J’aime bien rappeler que, l’an dernier, un de leurs grands journaux titrait : « Nous ne savons plus rien faire ensemble ».

Trois questions surgissent. Comment se forment ces valeurs ? Comment se portent-elles au Québec ? Quels organismes les prennent en charge ? Je vais me concentrer sur cette dernière question.

Anciennement, cette responsabilité était exercée par l’Église, la famille, l’État, l’école, les médias, la littérature. Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’Église s’est effondrée, les bases de la famille sont ébranlées, l’État a perdu de sa crédibilité, la littérature, ayant conquis son autonomie, s’est désengagée, les médias, affaiblis, subissent la concurrence déloyale des réseaux sociaux. Quant à l’école, de nombreux spécialistes la disent en crise. Une réflexion s’impose.

J’aimerais examiner brièvement deux obstacles (parmi d’autres). D’abord, notre société est traversée présentement par un courant qui affecte les jeunes et dont on ne connaît pas exactement l’ampleur. Je veux parler de l’essor du moi. De nombreux jeunes sont très jaloux de leur autonomie, se soucient beaucoup de leur identité, exigent que leurs moindres choix soient respectés, s’accommodent parfois mal de l’autorité (par exemple, à école). Dans certains cas, on peut parler d’une surconscience du moi. On croit reconnaître les héritiers des enfants-rois.

Parallèlement, une terminologie s’est diffusée qui met l’accent sur l’intime, la zone de confort, l’épanouissement ou la croissance personnelle, la résilience, la quête d’harmonie, l’écoute de soi, le mal-être, les ressources internes, la gestion du stress, la recherche de l’« entrepreneur de soi »… On sait aussi que la didactique a placé l’élève au coeur de l’activité pédagogique, comme autoapprenant qui règle son apprentissage.

Les médias font écho. Les lecteurs découvrent ainsi les vertus du travail de soi sur soi. On pouvait lire récemment dans un journal québécois un texte qui parlait de « positivité responsable et bienveillante », de « discours intérieur », de « restructuration cognitive », d’« auto-compassion ». On apprenait aussi que le chanteur Eddy de Pretto serait en train de « pivoter vers l’intime », que les patrons exigent des « compétences interpersonnelles », etc.

N’étant pas spécialiste de la question, je ne porte pas de jugement sur ce phénomène qui obéit visiblement à une dynamique particulière débordant sans doute le Québec. Je me limite à formuler des conjectures et quelques questions.

Il semble qu’on soit devant une nouvelle forme d’individualisme qui, à la différence de l’ancien (l’individualisme dit libéral), marque un déplacement sinon une retraite vers le moi aux dépens de la dimension collective ou sociale. Peut-on parler d’un individualisme de repli ? D’une forme de renfermement ? Le cas échéant, la citoyenneté risque évidemment d’en souffrir. La citoyenneté, c’est-à-dire, pour un individu, la prise de conscience des enjeux sociaux, le sens des responsabilités qui en découlent, la capacité de faire des choix éclairés, la volonté d’agir au service de la société et, bien sûr, de se sensibiliser à ses valeurs.

Le phénomène, s’il s’accroît, pourrait même restreindre l‘aptitude de l’État à susciter de larges mobilisations collectives et à construire les consensus dont il a besoin.

J’ai abordé ce second obstacle dans mon dernier livre (Pour l’histoire nationale). L’enseignement de cette discipline semble être une voie toute désignée pour la transmission des valeurs. Celles-ci résultent en effet d’expériences vécues dans le passé d’une société et dont la mémoire perpétue l’actualité sous la forme d’un héritage vivant.

Or, il se trouve que la didactique qui gouverne présentement cet enseignement est peu ouverte au véritable récit et à la mise en relief des personnages qui se sont illustrés, ce qui les qualifierait à être proposés en modèles. Exemples : les pionnières de l’émancipation féminine, les premiers ouvriers qui ont combattu au sein du syndicalisme, les militants des luttes anticoloniales. Il en résulte des manuels peu inspirants, axés sur un alignement monotone de faits et de dates.

Cette didactique se méfie également de l’émotion pour se concentrer sur le développement de l’intellect (des « habilités mentales ») comme objectif prioritaire. Mais comment lire sans être ému la célèbre lettre de De Lorimier rédigée la veille de sa pendaison ? Ou le discours légendaire de Martin Luther King ? L’émotion n’est-elle pas un puissant vecteur de formation et de motivation ?

Des didacticiens québécois renommés s’opposent carrément à la promotion des valeurs dans un cours d’histoire. Voici des réflexions empruntées à trois d’entre eux :

a) « notre métier n’est pas de raconter l’histoire » ;

b) l’enseignement des valeurs serait un « parasitage » de l’enseignement ;

c) l’histoire ne doit servir aucune cause, « si noble soit-elle ».

Dans ces conditions, qui donc prendra en charge l’actualisation de la mémoire nationale pour l’intérêt intrinsèque qu’elle représente, pour les éminentes fonctions qu’elle doit remplir dans une société et non comme un simple matériau pour servir d’autres fins ? En résumé, qui veille sur nos valeurs ?

Avec l’aide de quelques didacticiens, j’ai essayé dans mon livre d’élaborer une formule de compromis qui conjugue des apports essentiels de la didactique avec les ressources du récit et de la mémoire. Je ne suis pas certain d’être entendu.

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Nos valeurs fondamentales, comment sont-elles transmises? (I)

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25.11.2023

L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie, d’anthropologie, de science politique et de coopération internationale. Ses recherches portent sur les imaginaires collectifs.

Les valeurs fondamentales (ou mythes sociaux) jouent un rôle essentiel dans une société. On pense à la liberté, à l’égalité, à la démocratie, à la solidarité. Or, ces valeurs ne doivent jamais être tenues pour acquises, elles exigent une attention constante. Mais qu’est-ce qui assure présentement leur promotion et leur transmission au Québec ?

Les valeurs fondamentales soutiennent toute vie sociale. Elles garantissent le bon fonctionnement des institutions, inspirent les choix politiques, facilitent la formation des consensus nécessaires à la gouvernance, nourrissent l’identité collective. Bref, elles assurent la cohésion sociale.

Pour qui en douterait, il suffit de regarder du côté des États-Unis, une société bien mal en point où l’imaginaire social prend l’eau de partout. J’aime bien rappeler que, l’an dernier, un de leurs grands journaux titrait : « Nous ne savons plus rien faire ensemble ».

Trois questions surgissent. Comment se forment ces valeurs ? Comment se portent-elles au Québec ? Quels organismes les prennent en charge ? Je vais me concentrer sur cette dernière question.

Anciennement, cette responsabilité était exercée par l’Église, la famille, l’État, l’école, les médias, la littérature. Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’Église s’est effondrée, les bases de la famille sont ébranlées, l’État a perdu de sa crédibilité, la littérature, ayant conquis son autonomie, s’est désengagée, les médias,........

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