Chacun connaît aujourd’hui la notion de cancel culture. Judith Lussier définit cette tendance —qui selon elle n’est pas limitée au wokisme, mais se retrouve également à droite de l’échiquier politique — comme « le fait d’éjecter des gens, des œuvres, des idées ou des monuments historiques de l’espace public parce qu’ils ne correspondent pas à certaines valeurs ». Lorsque Judith Lussier a commencé ses recherches —qui ont abouti à la publication d’un essai intitulé Annulée—, elle était convaincue que la cancel culture, ou « culture du bannissement », n’existait pas. Aujourd’hui, elle note cependant qu’«il n’y a rien de plus intransigeant envers la gauche que la gauche elle-même. Des militants finissent parfois par “s’annuler” entre eux, victimes d’une tyrannie de la cohérence —si une personne se présente comme étant sensible aux inégalités sociales, on s’empressera de la placer devant ses contradictions lorsqu’elle commettra un faux pas ».

Et les exemples de tentatives de faire supprimer ou annuler des événements, représentations, conférences, expositions ou publications sont innombrables. À tel point qu’en réaction à cette tendance, le Harper’s Magazine publiait en juillet 2020 une lettre ouverte dans laquelle 153 personnalités dénonçaient « l’intolérance face aux opinions contraires, la mode [...] de la dénonciation publique et la tendance à dissoudre la complexité des sujets politiques dans des certitudes morales aveugles ».

Avec ce procédé, nous sommes au cœur de la cancel culture, qui consiste à faire en sorte qu’une idée jugée offensante ne puisse plus s’exprimer, de l’effacer. Or, comme le note très justement Nathalie Heinich, la cancel culture est en réalité une réaction à l’absence, dans le droit américain, de lois venant limiter la liberté d’expression, en vertu du premier amendement de la Constitution américaine: «Pour pouvoir empêcher l’expression publique d’une opinion problématique, il n’existe donc pas, comme en France, de lois sur la liberté d’expression qui interdisent la diffamation, l’insulte, l’incitation à la haine, etc.: il n’y a pas d’autre moyen que la mobilisation des citoyens, des groupes de pression, c’est-à-dire un rapport de force qui est fort peu démocratique.»

Mais la cancel culture ne se borne pas, loin de là, à la dénonciation de prétendus comportements que la loi réprouve. Il s’agit également d’imposer le silence à toute voix un tant soit peu divergente, alors même qu’on est bien loin de l’indispensable protection de l’intégrité physique des personnes face à des discours de haine. Rappelons en effet que la loi, en France ou en Belgique, encadre plus sévèrement la liberté d’expression qu’aux États-Unis, dans le but d’éviter que, sous couvert de liberté d’expression, on ne laisse se répandre des appels à la haine, de la diffamation ou de la calomnie.

Or, on ne compte plus les artistes, écrivains, conférenciers, enseignants et autres personnalités publiques qui se sont ainsi vus «cancelés» par un tribunal d’activistes se prenant à la fois pour des «guerriers de la “justice sociale” et pour des garants de la moralité publique: Sylviane Agacinski empêchée de parler à l’Université de Bordeaux car opposée à la PMA pour toutes et à la GPA, Mohamed Sifaoui désinvité à la Sorbonne car prétendument islamophobe, des conférences de Cécile Masson et Caroline Eliacheff sur le transactivisme empêchées en Belgique, en France ou en Suisse, etc.»

Une professeure de danse de salon de Sciences Po à Paris a ainsi choisi de mettre fin à sa collaboration avec l’institution suite à une lamentable polémique: certains étudiants se sont en effet plaints auprès de l’administration, car elle refusait de remplacer les termes «homme» et «femme» par «leader» et «follower». Ce refus a été jugé sexiste et homophobe, alors que l’enseignante, Valérie P., rappelle qu’en danse, «homme» et «femme» renvoient en réalité à des rôles, qui peuvent évidemment être endossés par une personne de l’autre sexe à l’occasion. Elle estime par ailleurs bien plus problématique l’appellation qu’on voulait lui voir adopter: «La danse est un art. Dans tous les manuels, les termes “homme” et “femme” sont utilisés. C’est une discipline cadrée [...]. On m’a prévenue du changement de termes en septembre, sans me demander mon avis. Moi je ne veux pas utiliser “leader” et “follower”. Sinon, c’est considérer qu’il y a une notion de soumission entre les deux rôles, ce qui n’est pas du tout le cas. Moi, je suis une femme, pas une “followeuse”. J’existe. »

Quant aux campus américains, ils auraient été le théâtre, selon Olivier Moos, de plus de 240 campagnes visant à interdire l’invitation de figures publiques entre 2000 et 2015, la plupart après 2009 et dans les établissements les plus à gauche. Car, comme l’écrit Joëlle Fiss, députée PLR au Grand Conseil de Genève et analyste des droits de l’homme : « “Être vexé” devient une valeur en soi et nous donne automatiquement raison ; au fond, l’on n’a plus besoin de réfléchir, argumenter, convaincre, ni d’expliquer les inégalités de traitement. Cela appauvrit le débat autour des droits humains.»

Or — faut-il vraiment rappeler cette évidence ? —, on ne s’inscrit pas dans un parcours universitaire pour être protégé contre les offenses. Et plus largement, la libre circulation des idées implique nécessairement la possibilité de rencontrer des idées qui, éloignées des nôtres, nous dérangeront, nous inquiéteront et nous donneront envie de réagir... ou de réfléchir ! Vouloir le contraire, c’est rêver d’« une société parfaite, dotée d’une culture éthiquement “pure”». Le désaccord ne doit donc pas être aboli ni gommé, mais au contraire recherché. Et les échanges doivent être guidés prioritairement par la recherche du meilleur argument, ce qui implique le développement de capacités rationnelles, et non par l’obsession de ne pas blesser. Cela implique la réaffirmation du rôle central de l’école en la matière: elle doit rester, ou redevenir, un lieu où les idées se forgent, se mettent à l’épreuve, se déconstruisent, se nuancent, par la confrontation aux idées d’autrui. Mais sera-ce encore possible demain, si « ne pas offenser » devient le mot d’ordre absolu ?

Triomphe du ressenti

En 1993, Stephen Lawrence, un adolescent noir britannique, est tué par un groupe de Blancs alors qu’il attendait le bus. Les faiblesses de la première enquête débouchent sur une enquête publique, l’enquête MacPherson, qui rend ses conclusions en 1999. Parmi celles-ci, la conclusion que la police est «institutionnellement raciste ». Le meurtre de ce jeune adolescent est de toute évidence motivé par la haine raciale, et il ne s’agit pas ici de remettre en cause les dysfonctionnements de l’enquête ni leur dimension raciste. En revanche, l’enquête MacPherson a ceci d’intéressant qu’elle définit comme raciste «tout incident perçu comme raciste par la victime ou par une tierce personne, quelle qu’elle soit». Une définition que l’on retrouve d’ailleurs dans le Manuel pour la pratique de l’éducation aux droits de l’homme avec les jeunes, sur le site du Conseil de l’Europe !

La subjectivité fait ainsi loi. Et on l’a vu, cela se manifeste jusque dans le vocabulaire: on est «assigné fille (ou garçon) à la naissance», « racisé » ou « mégenré ». Des formulations dont la charge accusatoire est évidente: c’est l’autre qui est responsable, voire coupable d’assigner à son interlocuteur —réel ou imaginaire— un sexe, une «race» ou un «genre» qui n’est pas le sien. Bret Weinstein en témoigne ainsi : le simple fait de demander où, quand, de quelle manière se manifestait la suprématie blanche à Evergreen —université éminemment progressiste— était raciste, car demander à des victimes de racisme de prouver qu’elles le sont est évidemment un acte d’une insupportable violence.

Le slogan bien connu « Ne me libère pas, je m’en charge» devient dès lors exemplatif de cette volonté de mettre le vécu individuel au centre, afin de « libérer la parole » de ceux qui connaissent l’oppression, la domination, etc. Ceux qui n’ont pas vécu cette expérience, n’étant pas « concernés », peuvent tout au plus devenir des alliés. Mais quel appauvrissement que de considérer comme étant seuls «concernés» les individus qui vivent personnellement une expérience traumatique !

«Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », écrivait Térence. Mais on est loin, désormais, de la simplicité tout humaniste de ce poète latin. Il faut connaître sa place, et la tenir : «Tout d’abord, précisons qu’être allié∙e n’est pas un loisir ni une manière de se faire congratuler. La posture d’allié∙e passe par une relation authentique avec les personnes concernées. En effet, la préposition “avec” est soulignée par les auteures. Lorsqu’il s’agit de “parler de” ou de “parler pour”, on finit par prendre la place de celle qui devrait s’exprimer. Donc “parler avec”, ou donner sa place à la personne concernée, serait l’attitude la plus pertinente et utile. En outre, on ne peut pas s’autodéclarer allié∙e tout simplement.» Voilà qui est clair: pour pouvoir parler de quelque chose, il faut l’avoir vécu. Ni l’avoir étudié ni même en avoir été témoin, non : l’avoir vécu. Et tant pis si cela condamne définitivement toute transmission autre que directe (adieu, mémoire de la Shoah !), outre que cela contredit également l’idée que de jeunes adultes seraient aujourd’hui encore victimes de la colonisation...

Ces contradictions apparentes s’expliquent dès lors que l’on comprend que le wokisme, en réalité, est d’abord et avant tout une idéologie de la repentance : il n’est pas question, s’agissant de dépeindre les rapports sociaux, d’analyser les mécanismes d’oppression en toute objectivité, mais, pour les « dominants », de reconnaître leurs torts. Et il ne saurait donc être question de parler de femmes violentes, de musulmans homophobes et de noirs riches. D’où la construction du modèle parfait du dominant, à l’intersection de tous les «privilèges»: le mâle blanc de 50 ans, hétérosexuel cisgenre, qui plus est. Car le monde woke est binaire : « Dis-moi qui tu es, je te dirai qui tu opprimes.»

Qu’il s’agisse d’art, d’enseignement, de politique ou de recherche, le wokisme compromet ainsi la possibilité même de la diversité des idées qu’il prétend fallacieusement vouloir préserver, et donc du progrès. Car les tenants de positions anta- goniques sont désormais considérés, comme le résume Nathalie Heinich, comme des ennemis «plutôt que comme de simples adversaires [...], qu’il s’agit dès lors non de convaincre mais de réduire au silence ».

Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à la Sorbonne et à Sciences Po et or- ganisateur du colloque Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture, y pointait ainsi la dérive totalitaire de l’idéologie woke: «Comme toutes les relations sociales sont pétries de conflits et de violences en tout genre (patriarcat, capitalisme, colonialisme, écologie, etc.), alors toute contestation de leurs idées est une confirmation de leur thèse. Dès lors, il n’y a plus de dialogue possible puisqu’il y a une “criminalisation” de la pensée adverse. C’est l’inverse de la démarche scientifique! Pour eux, tout est combat, et pour nous, tout est débat ! »

Extrait du livre de Nadia Geerts, « Woke ! : La tyrannie victimaire », publié aux éditions F Deville

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Wokisme : les ravages de la cancel culture et de la stratégie de l’effacement

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13.01.2024

Chacun connaît aujourd’hui la notion de cancel culture. Judith Lussier définit cette tendance —qui selon elle n’est pas limitée au wokisme, mais se retrouve également à droite de l’échiquier politique — comme « le fait d’éjecter des gens, des œuvres, des idées ou des monuments historiques de l’espace public parce qu’ils ne correspondent pas à certaines valeurs ». Lorsque Judith Lussier a commencé ses recherches —qui ont abouti à la publication d’un essai intitulé Annulée—, elle était convaincue que la cancel culture, ou « culture du bannissement », n’existait pas. Aujourd’hui, elle note cependant qu’«il n’y a rien de plus intransigeant envers la gauche que la gauche elle-même. Des militants finissent parfois par “s’annuler” entre eux, victimes d’une tyrannie de la cohérence —si une personne se présente comme étant sensible aux inégalités sociales, on s’empressera de la placer devant ses contradictions lorsqu’elle commettra un faux pas ».

Et les exemples de tentatives de faire supprimer ou annuler des événements, représentations, conférences, expositions ou publications sont innombrables. À tel point qu’en réaction à cette tendance, le Harper’s Magazine publiait en juillet 2020 une lettre ouverte dans laquelle 153 personnalités dénonçaient « l’intolérance face aux opinions contraires, la mode [...] de la dénonciation publique et la tendance à dissoudre la complexité des sujets politiques dans des certitudes morales aveugles ».

Avec ce procédé, nous sommes au cœur de la cancel culture, qui consiste à faire en sorte qu’une idée jugée offensante ne puisse plus s’exprimer, de l’effacer. Or, comme le note très justement Nathalie Heinich, la cancel culture est en réalité une réaction à l’absence, dans le droit américain, de lois venant limiter la liberté d’expression, en vertu du premier amendement de la Constitution américaine: «Pour pouvoir empêcher l’expression publique d’une opinion problématique, il n’existe donc pas, comme en France, de lois sur la liberté d’expression qui interdisent la diffamation, l’insulte, l’incitation à la haine, etc.: il n’y a pas d’autre moyen que la mobilisation des citoyens, des groupes de pression, c’est-à-dire un rapport de force qui est fort peu démocratique.»

Mais la cancel culture ne se borne pas, loin de là, à la dénonciation de prétendus comportements que la loi réprouve. Il s’agit également d’imposer le silence à toute voix un tant soit peu divergente, alors même qu’on est bien loin de l’indispensable protection de l’intégrité physique des personnes face à des discours de haine. Rappelons en effet que la loi, en France ou en Belgique, encadre plus sévèrement la liberté d’expression qu’aux États-Unis, dans le but d’éviter que, sous couvert de liberté d’expression, on ne laisse se répandre des appels à la haine, de la diffamation ou de la calomnie.

Or, on ne compte plus........

© atlantico


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