L’étude que j’ai réalisée sur le wokisme pour le Centre d’études Jean Gol a fait couler beaucoup d’encre lors de sa publication au printemps 2023, notamment pour son intitulé jugé alarmiste : « Ce totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom ». Je maintiens pourtant qu’il y a bien un «principe actif» à l’œuvre dans le wokisme, qui prétend régenter la totalité des sphères de la société et est donc littéralement totalitaire. C’est en effet le propre des régimes totalitaires de prétendre exercer un contrôle total sur l’individu, jusque dans l’intimité de sa conscience, et de punir les intentions: «Par le monopole des médias, de la culture, de la classe intellectuelle, un régime totalitaire tente de dominer complètement —totalement— les différents aspects de la vie sociale et privée. À tous les échelons de l’existence —la famille, le quartier, le lieu de travail ou de loisirs— un régime totalitaire établit des mécanismes d’encadrement qui s’appuient sur la suspicion, la dénonciation et la délation. L’accès à des postes, l’obtention de biens ou de privilèges deviennent fonction du respect de l’idéologie et de l’“enthousiasme” manifesté à l’endroit des principes et des dirigeants du régime.» Avant d’être un régime politique autoritaire reposant sur la terreur, le totalitarisme est donc d’abord, étymologiquement, la volonté politique de contrôle total sur les individus, qui gomme par conséquent jusqu’à la notion de vie privée: rien ne peut échapper au contrôle de Big Brother !

Selon la philosophe Chantal Delsol, ce sont les écrivains dissidents de l’Est et du Centre-Est qui ont le mieux perçu ces similitudes entre le communisme et l’Occident postmoderne, même si la méthode est bien sûr différente: «Ce que nous subissons sans le savoir, c’est un totalitarisme mou, qui emploie moins la répression que la dérision, la disqualification habile des opposants. L’idéologie du Progrès se prétend le Bien absolu, qu’on ne peut refuser sans devenir ridicule ou abject.» Et pour l’essayiste Patrick Aulnas, la propension de la gauche radicale actuelle à interdire tout ce qui est décrété comme moralement condamnable ne peut conduire qu’à une nouvelle forme de totalitarisme: «Ses projets conduisent à une coercition étatique sans précédent et à une telle densité légale et réglementaire que le seul mot qui convienne pour qualifier cette promesse d’avenir est: totalitarisme.»

La spécificité du wokisme, cependant, est que cette nouvelle forme de totalitarisme ne prétend pas s’imposer par en haut, comme l’ont fait les totalitarismes passés, mais de manière horizontale, par le contrôle social, en particulier —mais pas seulement— sur les réseaux sociaux. Il est d’ailleurs frappant de constater comme ces militants de la tolérance, ces guerriers de la justice sociale, ces « éveillés » sempiternels sont en réalité d’une extrême violence et d’une extrême intolérance à toute idée déviant un tant soit peu de ce qu’ils ont érigé en norme morale absolue. Comme l’écrit malicieusement Douglas Murray, «pour des gens apparemment préoccupés par le fascisme, ces étudiants se révélèrent décidément d’une étonnante capacité à se comporter comme des troupes d’assaut ».

Une religion séculière

Le wokisme est un procès d’intention permanent fait non pas à chacun d’entre nous, mais — et c’est pire encore — à notre société, qui serait structurellement discriminante, indépendamment des intentions ou des opinions des individus qui la composent. Une affirmation jamais démontrée, mais qui fonctionne comme un credo. C’est en cela que l’on peut voir avec Braunstein une dimension religieuse au wokisme: nous aurions un péché originel à expier indéfiniment, sans jamais pouvoir échapper à notre culpabilité. Il ne nous reste qu’à reconnaître nos torts et nous flageller, sans espoir de rédemption.

Fondée sur un péché originel inexpiable, l’idéologie woke est également mue par un idéal de pureté qui fait d’elle ce que Myriam Revault d’Allonnes nomme une «théologie sécularisée», qui la rend aussi dangereuse que peut l’être toute volonté messianique en politique. Car, comme Hegel (1770-1831) y insistait déjà: «Il faut distinguer droit et morale. Le droit peut très bien permettre une action qu’interdise la morale.» En effet, le droit se compose de l’ensemble des règles régissant la vie en société édictées par la puissance publique et dont le non-respect est assorti d’une sanction. Son objectif est la préservation de la vie en société. La morale, quant à elle, trouve sa source dans la conscience individuelle, même si elle peut évidemment être considérablement influencée par les normes sociales en vigueur, qui varient d’une société et d’une époque à l’autre. Le droit, dès lors, n’a pas à dire le bien ni le mal, mais doit se borner à esquisser les limites de ce qui est autorisé ou interdit, et ce, en fonction de la nécessaire préservation des droits de chacun. C’est là le fondement de nos démocraties libérales. On trouve d’ailleurs déjà chez John Locke cette idée selon laquelle la recherche du bien commun doit se fonder sur la préservation des droits individuels fondamentaux, et toute la tradition libérale s’inscrit dans cette logique qui conçoit la liberté comme la conjonction de deux principes: l’individualisme et la neutralité axio- logique de l’État. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen manifeste ainsi clairement qu’on ne pourra plus invoquer une quelconque norme (morale, religieuse, philosophique) pour limiter le droit de chacun à vivre comme il l’entend. La seule limite possible à ma liberté est dès lors celle d’autrui223. Il est donc essentiel qu’existe une marge entre droit et morale, où peut se déployer la liberté individuelle, et ce, d’autant que, dans des sociétés sécularisées, il n’y a plus d’unanimité sur ce que sont le bien et le mal. C’est d’ailleurs grâce à cette dissociation entre le droit et la morale qu’ont pu advenir des lois telles que celles dépénalisant l’IVG ou l’euthanasie et que la sodomie, le blasphème et l’adultère ne sont plus considérés comme des délits : libre à chacun, en fonction de sa morale individuelle, de juger ces pratiques morales ou non, mais la loi ne les condamne plus, permettant par là même à la liberté individuelle de se déployer. De même, en matière de liberté d’expression, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu le 7 décembre 1976 le célèbre arrêt Handyside, qui rappelle que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve des restrictions mentionnées, notamment dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique ».

La libre circulation des idées est en effet considérée comme un fondement majeur de nos démocraties libérales, où le désaccord est considéré comme à la fois légitime et fécond: légitime, parce que la diversité des idées est considérée comme allant de soi, dès lors que nous ne sommes pas tous semblables et ne privilégions pas les mêmes valeurs ou référentiels ; fécond, parce c’est du choc des idées que jaillit la lumière, comme l’écrivait déjà au XVIIe siècle le philosophe Nicolas Boileau. Or, le wokisme tend à refuser le choc des idées, ou à le clore aussitôt par des manœuvres d’interdiction ou d’efface- ment de toute idée jugée malséante. Le critique culturel, écrivain et philosophe américain Thomas Chatterton Williams estimait ainsi dans une interview en 2021 être face à une nouvelle forme de puritanisme, comme à l’époque du maccarthysme : « On en arrive à une sorte de propagande, une manière de parler et d’agir, comme on en voyait dans les régimes communistes en Union soviétique ou en Chine.» Car ce que le mouvement woke semble avoir le plus grand mal à accepter, c’est le pluralisme des valeurs qu’il brandit pourtant à toute occasion lorsqu’il s’agit de défendre les «minorités opprimées». Autant ces dernières, en d’autres termes, seraient parfaitement fondées à ne pas épouser les valeurs de l’Occident au nom d’un culturalisme qui frise volontiers le racialisme, autant il ne saurait être question pour les membres de la «majorité opprimante» de ne pas adhérer sans nuance à la conception woke du Bien, du Juste et du Vrai. En cela, le wokisme est le digne héritier du communisme, qui prétendait également faire le bien des peuples, y compris malgré eux, en se parant des atours d’une générosité et d’une sensibilité qui repoussent tous les contradicteurs dans le camp peu enviable des égoïstes insensibles, le point Godwin n’étant dès lors plus très loin.

Extrait du livre de Nadia Geerts, « Woke ! : La tyrannie victimaire », publié aux éditions F Deville

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Le wokisme, une dérive de plus en plus totalitaire

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14.01.2024

L’étude que j’ai réalisée sur le wokisme pour le Centre d’études Jean Gol a fait couler beaucoup d’encre lors de sa publication au printemps 2023, notamment pour son intitulé jugé alarmiste : « Ce totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom ». Je maintiens pourtant qu’il y a bien un «principe actif» à l’œuvre dans le wokisme, qui prétend régenter la totalité des sphères de la société et est donc littéralement totalitaire. C’est en effet le propre des régimes totalitaires de prétendre exercer un contrôle total sur l’individu, jusque dans l’intimité de sa conscience, et de punir les intentions: «Par le monopole des médias, de la culture, de la classe intellectuelle, un régime totalitaire tente de dominer complètement —totalement— les différents aspects de la vie sociale et privée. À tous les échelons de l’existence —la famille, le quartier, le lieu de travail ou de loisirs— un régime totalitaire établit des mécanismes d’encadrement qui s’appuient sur la suspicion, la dénonciation et la délation. L’accès à des postes, l’obtention de biens ou de privilèges deviennent fonction du respect de l’idéologie et de l’“enthousiasme” manifesté à l’endroit des principes et des dirigeants du régime.» Avant d’être un régime politique autoritaire reposant sur la terreur, le totalitarisme est donc d’abord, étymologiquement, la volonté politique de contrôle total sur les individus, qui gomme par conséquent jusqu’à la notion de vie privée: rien ne peut échapper au contrôle de Big Brother !

Selon la philosophe Chantal Delsol, ce sont les écrivains dissidents de l’Est et du Centre-Est qui ont le mieux perçu ces similitudes entre le communisme et l’Occident postmoderne, même si la méthode est bien sûr différente: «Ce que nous subissons sans le savoir, c’est un totalitarisme mou, qui emploie moins la répression que la dérision, la disqualification habile des opposants. L’idéologie du Progrès se prétend le Bien absolu, qu’on ne peut refuser sans devenir ridicule ou abject.» Et pour l’essayiste Patrick Aulnas, la propension de la gauche radicale actuelle à interdire tout ce qui est décrété comme moralement condamnable ne peut conduire qu’à une nouvelle forme de totalitarisme: «Ses projets conduisent à une coercition étatique sans précédent et à une telle densité légale........

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