Le discours prononcé par Judith Godrèche sur le plateau des Césars achève de consacrer celle-ci en symbole. Mais de quoi au juste est-elle devenue le symbole ? À l’évidence et de prime abord, le cheminement personnel de l’actrice symbolise le procès que notre époque intente à celle qui l’a précédée : ce temps où l’on identifiait naïvement liberté sexuelle (notamment dans le cinéma, « ce milieu où tout le monde couche avec tout le monde » au dire de la femme du régisseur dans La Nuit américaine de Truffaut), liberté de l’adolescent et liberté de la femme.

La grande remise en question ne va toutefois pas sans une certaine confusion. S’agit-il de sortir du silence et de la solitude les enfants victimes des « adultes tout puissants », de protéger les « petites filles » des abus sexuels auxquels se livrent des « pères idéalisés » manipulateurs, ou bien, comme le souhaiteraient les féministes, de sortir du silence et de protéger toutes les femmes, en tant qu’elles seraient par essence victimes de la « domination masculine » ? À bien y réfléchir, on peut donner de l’affaire Godrèche/Jacquot deux lectures, qu’il importe de distinguer car elles sont inconciliables. L’enjeu de ce conflit des interprétations est la question du « consentement », à l’heure où les féministes voudraient que la loi définisse le viol et l’agression sexuelle par l’absence de consentement explicite.

Une première lecture de l’affaire se borne à s’en tenir au récit de Judith Godrèche, laquelle dénonce, à l’instar de ce qu’a fait Vanessa Springora avant elle, la manipulation par un prédateur sexuel d'une adolescente de 14 ans, une enfant qu'un monde adulte irresponsable n'a pas su protéger de sa liberté immature. L’émancipation précoce, nous rappellent Vanessa Springora et Judith Godrèche, peut ne pas être émancipatrice. L’indépendance n’est pas l’autonomie, la liberté authentique exige de la maturité et ne peut s’épanouir sans esprit de responsabilité, sans normes morales, sans cadre légal protecteur. L'affirmation de Judith Godrèche, « Je n'ai jamais donné mon consentement », signifie dans cette perspective que jamais les adultes autour d'elle n'auraient dû consentir à son consentement, dans la mesure où, comme l'établit sagement la loi, le consentement d'un mineur de moins de 15 ans doit être considéré comme altéré.

D'un tel constat naît une interrogation sociologique à portée politico-idéologique : pourquoi, alors que Judith Godrèche n'a dévoilé aucun secret (le couple qu'elle formait avec Benoit Jacquot à la fin des années 80 ayant été dès le début médiatisé), a-t-il fallu attendre 2024 pour considérer comme scandaleuse cette relation entre un homme de 40 ans et une mineure de 14 ans ? La réponse de Judith Godrèche est la même que celle de Vanessa Springora : Benoit Jacquot, comme Gabriel Matzneff, tenait explicitement un discours de désobéissance civile sexuelle qui fut longtemps toléré, voire valorisé, par le milieu social et culturel dans lequel il évoluait. Dans les années 80, lorsque, comme l’explique Judith Godrèche, l'État, via le CNC, subventionnait la corruption des mineures, les intellectuels et les médias progressistes faisaient l'apologie de la liberté sexuelle sous toutes ses formes, y compris sous la forme de la relation interdite entre un adulte et un mineur.

Selon cette première interprétation donc, Judith Godrèche et Vanessa Springora ont été victimes non du patriarcat ou de la domination masculine mais de l'idéologie libertaire des années 70-80, époque qui vit la crème de l'intelligentsia progressiste, y compris les féministes, sacraliser le consentement des mineurs (« si une fille de treize ans a droit à la pilule, c'est pour quoi faire ? », pouvait-on lire dans une tribune publiée dans Le Monde, rédigée par Matzneff et signée, notamment, par Simone de Beauvoir). Les progressistes d’alors exigeaient en conséquence le démantèlement de la législation protégeant les mineurs, jugée répressive et archaïque. Ainsi, ce n'est pas seulement le cinéma mais aussi et surtout ce conformisme de la pensée « progressiste » qui a servi de couverture aux mœurs de Benoit Jacquot. Et c'est le revirement idéologique des féministes et des progressistes qui explique aujourd’hui son lâchage et l'écoute dont bénéficie Judith Godrèche.

La seconde lecture des faits est précisément l’expression de cette métamorphose contemporaine du féminisme et du « progressisme ». Elle consiste en l’occurrence, par extrapolation et amalgame, à interpréter l’affaire Godrèche/Jacquot comme un épisode parmi d’autres de la « révolution «#metoo », du mouvement de libération de la parole des femmes que l’on suppose étouffée par le patriarcat. Les destins de Vanessa Springora et de Judith Godrèche illustreraient ainsi le parcours d’émancipation que toutes les femmes auraient vocation à emprunter, du fait de leur condition de victimes de la domination masculine.

Dans cette perspective, le fait de délinquance sexuelle revêt immédiatement un sens idéologico-politique en tant qu'il dévoile la domination systémique que la révolution féministe cherche à renverser. « Nous sommes toutes des mineures de 14 ans » : tel pourrait être le slogan du féminisme post-#metoo. Un amalgame par extrapolation qu’illustre à la perfection ce diagnostic délivré par la journaliste-philosophe Hélène Frappat dans une interview accordée au Figaro Madame le 9 février dernier : « Il n'y a pas eu consentement, parce que Judith Godrèche a été impressionnée par le savoir de Benoît Jacquot, parce qu'elle a été contrainte aussi par des millénaires d'histoire que nous avons toutes derrière nous. Combien de femmes se sont retrouvées à coucher avec des hommes qu’elles ne désiraient pas ? Elles sont innombrables. Combien d'hommes ont dû ainsi aller contre leur désir ? Aucun. »

La vraie question que pose l’affaire Godrèche/Jacquot, selon le néo-féminisme, est celle du consentement dans le contexte de la domination masculine. La thèse centrale est qu’il ne peut y avoir de consentement dans le cadre d’une relation inégalitaire, la différence d’âge n’étant à cet égard qu’un cas particulier d’inégalité. Il existe une version modérée et une version radicale de cette idée. Selon la version modérée, il ne peut y avoir de consentement tant que subsiste un soupçon de rapport de pouvoir entre un homme et une femme, ce qui permet de concevoir l’éventualité que la femme ait la position dominante. La version radicale, la plus fréquemment présentée, considère que la domination masculine étant « systémique », la femme seule peut être dite dominée et non consentante.

De cette thèse qui fait dépendre la possibilité du consentement de l’égalité dans la relation, on peut tirer quelques implications pour le moins problématiques :

1) Le consentement de la femme majeure ne peut jamais être considéré comme un consentement authentique, de sorte qu’une femme est à tout moment en droit d’affirmer comme Judith Godrèche, même si elle n’était pas mineure au moment des faits : « Je n’ai jamais donné mon consentement ».

2) Le viol doit être considéré comme la règle, le consentement l’exception. Ce que la notion d’emprise autorise à penser. La logique argumentative est simple : dès lors qu’il y a inégalité dans la relation, il y a emprise ; dès qu’il y a emprise, il y a viol.

3) Il existe un « continuum » des violences sexuelles, de la séduction au féminicide en passant par le viol. S’il ne peut y avoir de consentement féminin, la démarche séductrice de l’homme est d’emblée violence, prémisse du viol et du féminicide.

Depuis qu'il y a de la domination masculine, s’il faut en croire le féminisme post-#metoo, il n'y aurait jamais eu dans les relations amoureuses de consentement féminin autre que « sous emprise », donc pas de consentement authentique. C’est précisément ce que « culture du viol » veut dire. Aujourd’hui encore, rares sont les situations d’égalité réelle parfaite (même âge, même statut social, même niveau de revenu, etc.) pouvant attester l’absence d’emprise, donc la réalité du consentement. La seule issue serait de placer les femmes aliénées sous tutelle et de confier à un comité révolutionnaire, à une avant-garde féministe, adulte et éclairée, habilitée donc à parler au nom de toutes les femmes, le soin de certifier, pour chaque relation, l’égalité et le consentement.

Cet idéal étant hors d’atteinte, le féminisme militant se rabat sur un projet qui semble plus réaliste : redéfinir le viol et l’agression sexuelle en intégrant la notion de consentement dans la définition. Ce afin de permettre aux femmes de déposer plainte en l’absence de violence, de contrainte, de menace et de surprise, les quatre critères objectifs qui servent aujourd’hui à caractériser l’acte non consenti. Comme Judith Godrèche aujourd’hui, toute femme pourrait rétrospectivement arguer du fait que son consentement n’était pas suffisamment libre et éclairé au moment de l’acte. Il deviendrait ainsi difficile, voire impossible, aux hommes accusés de viol ou d’agression sexuelle de prouver leur innocence.

Par-delà la question des conséquences pratiques d’une telle réforme (multiplication des plaintes, impossibilité de fournir la preuve matérielle du consentement), il faut souligner la dimension paradoxale de l’argumentation féministe qui en sous-tend le projet. Ce féminisme qui prétend vouloir « libérer la parole des femmes » installe en effet l’idée selon laquelle la femme serait une éternelle mineure de 14 ans. Ainsi, la société et le droit ne devraient pas consentir sans inquisition au consentement amoureux ou sexuel féminin, dans la mesure où celui-ci est toujours peu ou prou l’expression d'une emprise résultant d’un rapport de domination.

Contre une telle vision, on peut faire valoir deux idées simples. D'une part l'idée selon laquelle la femme majeure doit être considérée comme libre et responsable de ses actes. Bref, comme une adulte comme les autres. D'autre part l'idée selon laquelle la seule expression objectivable de la liberté est l’acte matériellement observable. Ce qui implique d'imputer la motivation subjective de l’acte (désir, intérêt, passion, confusion des sentiments, emprise psychologique, etc.) à la responsabilité de l’agent, à l’exception de certains cas prévus par la loi (état de minorité, altération ou abolition du discernement).

De même que pour le journalisme une information et un démenti font deux informations pour le prix d’une, pour le (pseudo) progressisme, deux dérives idéologiques contradictoires font deux « progrès » pour le prix d'un, deux raisons de dénoncer la pensée « réac ». Sur le sujet du consentement amoureux et sexuel cependant, il demeure préférable de s’en tenir à ces quelques principes simples et raisonnables, même s’ils paraissent terriblement « conservateurs » : il faut traiter l’enfant comme un enfant, l’adulte comme un adulte, fixer un seuil de majorité sexuelle, présumer le consentement en l’absence de contrainte et de surprise… et admettre que tout ce qui n’est pas interdit par la loi est permis.

QOSHE - Les deux lectures inconciliables de l’affaire Godrèche/Jacquot - Eric Deschavanne
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Les deux lectures inconciliables de l’affaire Godrèche/Jacquot

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24.02.2024

Le discours prononcé par Judith Godrèche sur le plateau des Césars achève de consacrer celle-ci en symbole. Mais de quoi au juste est-elle devenue le symbole ? À l’évidence et de prime abord, le cheminement personnel de l’actrice symbolise le procès que notre époque intente à celle qui l’a précédée : ce temps où l’on identifiait naïvement liberté sexuelle (notamment dans le cinéma, « ce milieu où tout le monde couche avec tout le monde » au dire de la femme du régisseur dans La Nuit américaine de Truffaut), liberté de l’adolescent et liberté de la femme.

La grande remise en question ne va toutefois pas sans une certaine confusion. S’agit-il de sortir du silence et de la solitude les enfants victimes des « adultes tout puissants », de protéger les « petites filles » des abus sexuels auxquels se livrent des « pères idéalisés » manipulateurs, ou bien, comme le souhaiteraient les féministes, de sortir du silence et de protéger toutes les femmes, en tant qu’elles seraient par essence victimes de la « domination masculine » ? À bien y réfléchir, on peut donner de l’affaire Godrèche/Jacquot deux lectures, qu’il importe de distinguer car elles sont inconciliables. L’enjeu de ce conflit des interprétations est la question du « consentement », à l’heure où les féministes voudraient que la loi définisse le viol et l’agression sexuelle par l’absence de consentement explicite.

Une première lecture de l’affaire se borne à s’en tenir au récit de Judith Godrèche, laquelle dénonce, à l’instar de ce qu’a fait Vanessa Springora avant elle, la manipulation par un prédateur sexuel d'une adolescente de 14 ans, une enfant qu'un monde adulte irresponsable n'a pas su protéger de sa liberté immature. L’émancipation précoce, nous rappellent Vanessa Springora et Judith Godrèche, peut ne pas être émancipatrice. L’indépendance n’est pas l’autonomie, la liberté authentique exige de la maturité et ne peut s’épanouir sans esprit de responsabilité, sans normes morales, sans cadre légal protecteur. L'affirmation de Judith Godrèche, « Je n'ai jamais donné mon consentement », signifie dans cette perspective que jamais les adultes autour d'elle n'auraient dû consentir à son consentement, dans la mesure où, comme l'établit sagement la loi, le consentement d'un mineur de moins de 15 ans doit être considéré comme altéré.

D'un tel constat naît une interrogation sociologique à portée politico-idéologique : pourquoi, alors que Judith Godrèche n'a dévoilé aucun secret (le couple qu'elle formait avec Benoit Jacquot à la fin des années 80 ayant été dès le début médiatisé), a-t-il fallu attendre 2024 pour considérer comme scandaleuse cette relation entre un homme de 40 ans et une mineure de 14 ans ? La réponse de Judith Godrèche est la même........

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