Alexandre del Valle : L'Égypte a un accord avec Israël depuis très longtemps. Elle a même été exclue à l'époque de la Ligue arabe pour avoir conclu le premier accord de paix séparé avec Israël, mais l'Égypte est dans le même temps le berceau des Frères musulmans, chassés depuis du territoire. Par ces deux appartenances, c’est le pays des Frères musulmans et un pays lié à Israël, qui coopère au niveau sécuritaire avec Israël contre le Hamas. N’oublions pas que le blocus de Gaza n’est pas organisé seulement par Israël mais également par l’Égypte.

Quant au Qatar, il a des relations avec l'Égypte (avec qui ils étaient en mauvais termes auparavant) et les autres pays de la Ligue arabe ; et officieusement avec Israël. Contrairement à l'Égypte, le Qatar est très proche du Hamas, qu'il cofinance, et dont il accueille le bureau.

C’est pourquoi ces deux pays ont une énorme responsabilité. L'un parce qu'il est le leader démographique et historique du monde arabe et de la Ligue arabe, l'autre parce qu'il est le parrain des Frères musulmans. Les deux se livrent à une concurrence de leadership. Et aujourd'hui, quand vous voulez avoir le leadership, un peu comme la Chine qui veut remplacer les Américains (notamment en organisant une rencontre entre l'Iran et l'Arabie saoudite), vous faites la paix entre deux entités très différentes. C'est une façon de montrer que vous êtes un pacificateur, un juge de paix. Notons qu’il y a d'autres pays qui œuvrent en ce sens, comme les Émirats arabes unis.

En somme, les intérêts sont diamétralement opposés. L’Égypte, elle, souhaite avoir le leadership, mais l'Égypte craint dans le même temps le Hamas, branche la plus djihadiste des Frères musulmans, très liée psychologiquement et idéologiquement aux gens que le président égyptien al-Sissi combat. L’Égypte a intérêt à ce que la paix revienne et même à ce qu'un jour le Hamas soit renversé et remplacé par l'Autorité palestinienne à Gaza. Elle souhaite diminuer au maximum le pouvoir de nuisance du Hamas. Pour le Qatar, c’est l’inverse. Il défend le Hamas, son protégé, avant qu’il ne soit potentiellement éradiqué. Le leadership du Qatar consiste à se poser en défenseur de l'islamisme politique mais parfois aussi du djihadisme.

Pour ces deux pays, il faut tout de même que la paix revienne à Gaza en essayant de pouvoir être derrière ceux qui reviendront commander Gaza. De même que les Émirats arabes unis aimeraient bien que ce soit quelqu'un comme Mohammed Dahlan qui contrôle Gaza. Chacun essaie d'augmenter sa profondeur stratégique en étant celui qui co-contrôlera le nouveau pouvoir palestinien.

Al-Sissi veut un État palestinien démilitarisé. Pourquoi ? Parce qu’un État palestinien militarisé, cela veut dire un État souverain, qui peut avoir des bombes et des aviations, qui pourrait être un jour dans les mains du Hamas ou d’une organisation équivalente. En Cisjordanie, le Hamas est très populaire car la population n’a pas goûté à la férocité de cette organisation. S'il y avait des élections, il est probable que le Hamas ferait une énorme percée en Cisjordanie. D’où l’intérêt de prôner un État palestinien démilitarisé.

Oui, mais pour le moment, le Hamas n'est pas écrasé. Ce qui est certain, c'est qu’après le 7 octobre, même si les pays arabes sont obligés de hurler avec les loups contre le méchant « génocidaire israélien », aucun pays arabe ne soutient concrètement le Hamas, à part peut-être des pays un peu lointains comme l'Algérie et la Tunisie. Le Hamas est un problème pour tout le monde.

On assiste à une sorte de théâtre. Le monde arabe dit que le Hamas a eu raison de résister aux « sionistes », mais parmi les soutiens officiels en paroles du Hamas depuis le 7 octobre, comme je vous l’ai dit, à savoir la Tunisie, l'Algérie ou encore la Syrie, ce sont en réalité des pays qui persécutent l'équivalent du Hamas chez eux. Tous les pays arabes auraient intérêt à ce qu'on remplace le Hamas par autre chose.

En ce concerne l'état démilitarisé, pas tous. En revanche, la solution à deux États, oubliée depuis les accords d'Abraham, est sur toutes les bouches. Il est certain qu'aujourd'hui, les pays arabes, mais même le parti démocrate américain et la plupart des Européens, disent finalement que la seule solution viable pour la sécurité d'Israël comme pour la dignité des Palestiniens serait une solution à deux États.

De toute façon, l'État palestinien est déjà à moitié reconnu par l'ONU. Rappelez-vous de la reconnaissance officielle par l'UNESCO qui est une agence de l'ONU. Donc il y a déjà une reconnaissance de facto de l'État palestinien par presque tout le monde, et de jure par certains États et par certaines entités. Il y a pratiquement un consensus. Après, la question va se poser de savoir quel État et avec quelle gouvernance. Ça va être très compliqué de trouver la personne légitime qui pourrait remplacer Mahmoud Abbas, le président du Fatah de l'Autorité palestinienne. Il ne sera pas aussi facilement accepté. C'est un véritable casse-tête parce que si on fait des élections, le Hamas risque de gagner en Cisjordanie ou alors des gens extrêmement radicaux comme Marwan Barghouti. En somme, les États arabes sont en train de discuter avec les Américains pour remplacer le Hamas par quelque chose qui serait une sorte de porte de sortie, un consensus minimal. Donc là, il va falloir être inventif, mais les diplomates savent le faire.

Je le dis depuis le début, l'opération qui a été perpétrée contre Israël le 7 octobre, ce n'est pas forcément l'Iran derrière. Il ne faut pas sous-estimer la capacité d'autonomie du Hamas, qui a ses propres financements, ses propres taxes et ses propres trafics. Le Hamas n'a pas que des financements étrangers. Il n'est pas un proxy de l'Iran, c'est beaucoup plus complexe que ça. Mais à l'intérieur même de ce Hamas, il y a plusieurs tendances : l’une accepte même la solution à deux États puisque des dirigeants du Hamas ont dit ces derniers jours qu’un cessez-le-feu pourrait être décidé en échange d'une reconnaissance de la solution à deux États ; l’autre, l’aile dure du Hamas, est celle qui combat le plus, se trouve à Gaza, à l'origine du massacre, qui a peut-être été organisé depuis le Qatar, mais pas dans cette ampleur avec autant de barbarie. Il y a des gens beaucoup plus durs à Gaza qui sont dans une logique presque suicidaire, tandis qu'une partie du bureau politique basé au Qatar, sur les pressions du Qatar, a une autre vision parce qu'ils veulent garder leur pouvoir politique. Une partie des dirigeants du Hamas veulent continuer à être à la tête d'une administration. Ce sont ceux qui restent le plus institutionnels. Quant aux autres, ils sont des djihadistes purs qui, par définition, n'accepteront un État que s’il est islamiste, une sorte de califat, et dont la Palestine ne serait qu'une partie, et après destruction totale d'Israël. Il y a donc des divisions au sein du Hamas.

Oui, cela peut être une porte de sortie. Aujourd’hui, l'Égypte est en train de négocier non seulement avec bien entendu tous les acteurs, mais surtout avec les Américains. L'Égypte est en train de voir avec les États-Unis la possibilité d'une nouvelle gouvernance, non seulement à Gaza si les choses redeviennent plus calmes, mais aussi en Cisjordanie. Je pense que les jours de l'Autorité palestinienne telle qu’elle est constituée aujourd'hui sont comptés. Même s’il y a une position officielle qui a l'air très pro-palestinienne dans les pays arabes, quand il s'agit d'être très concret, on voit que les pays arabes sont très mal à l'aise, non seulement avec la gouvernance illégitime du Fatah, qui n'a pas connu d'élections depuis des années, mais aussi avec le Hamas.

L’Iran essaie de reprendre l’avantage, en soufflant sur les braises, mais juste ce qu'il faut. C'est pour ça que le vrai proxy de l'Iran n’est pas le Hamas, mais le Hezbollah, même si ce dernier a aussi une certaine autonomie. C’est un proxy au même titre que les milices chiites d'Irak ou les Houthis au Yémen, lesquels ont envoyé des missiles et des roquettes sur Israël. On voit bien que depuis le début, l'Iran a fait jouer un peu ses proxys pour avoir l'air de taper sur Israël plus que les pays arabes.

L’Iran et la Turquie, pays non arabes, essaient de mettre de l'huile sur le feu en soutenant les plus durs en Palestine, dont le Hamas, afin d'avoir l'air d'être plus pro-palestinien que les pays arabes eux-mêmes. La stratégie iranienne s'arrête là. Elle se contrefiche des Palestiniens, qui ne sont qu'un instrument du soft power iranien. D’ailleurs, les Houthis au Yémen ont envoyé quelques missiles vers Israël pour montrer qu’ils étaient plus arabes que les Arabes, et affirmer aux sunnites qu’ils peuvent être certes chiites et défendre plus ardemment la dignité arabe palestinienne que les sunnites.

QOSHE - Israël / Hamas : cette discrète évolution des capitales arabes qui pourrait changer beaucoup au conflit israélo-palestinien - Alexandre Del Valle
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Israël / Hamas : cette discrète évolution des capitales arabes qui pourrait changer beaucoup au conflit israélo-palestinien

7 1
28.11.2023

Alexandre del Valle : L'Égypte a un accord avec Israël depuis très longtemps. Elle a même été exclue à l'époque de la Ligue arabe pour avoir conclu le premier accord de paix séparé avec Israël, mais l'Égypte est dans le même temps le berceau des Frères musulmans, chassés depuis du territoire. Par ces deux appartenances, c’est le pays des Frères musulmans et un pays lié à Israël, qui coopère au niveau sécuritaire avec Israël contre le Hamas. N’oublions pas que le blocus de Gaza n’est pas organisé seulement par Israël mais également par l’Égypte.

Quant au Qatar, il a des relations avec l'Égypte (avec qui ils étaient en mauvais termes auparavant) et les autres pays de la Ligue arabe ; et officieusement avec Israël. Contrairement à l'Égypte, le Qatar est très proche du Hamas, qu'il cofinance, et dont il accueille le bureau.

C’est pourquoi ces deux pays ont une énorme responsabilité. L'un parce qu'il est le leader démographique et historique du monde arabe et de la Ligue arabe, l'autre parce qu'il est le parrain des Frères musulmans. Les deux se livrent à une concurrence de leadership. Et aujourd'hui, quand vous voulez avoir le leadership, un peu comme la Chine qui veut remplacer les Américains (notamment en organisant une rencontre entre l'Iran et l'Arabie saoudite), vous faites la paix entre deux entités très différentes. C'est une façon de montrer que vous êtes un pacificateur, un juge de paix. Notons qu’il y a d'autres pays qui œuvrent en ce sens, comme les Émirats arabes unis.

En somme, les intérêts sont diamétralement opposés. L’Égypte, elle, souhaite avoir le leadership, mais l'Égypte craint dans le même temps le Hamas, branche la plus djihadiste des Frères musulmans, très liée psychologiquement et idéologiquement aux gens que le président égyptien al-Sissi combat. L’Égypte a intérêt à ce que la paix revienne et même à ce qu'un jour le Hamas soit renversé et remplacé par l'Autorité palestinienne à Gaza. Elle souhaite diminuer au maximum le pouvoir de nuisance du Hamas. Pour le Qatar, c’est l’inverse. Il défend le Hamas, son protégé, avant qu’il ne soit potentiellement éradiqué. Le leadership du Qatar consiste à se poser en défenseur de........

© atlantico


Get it on Google Play