Atlantico : Après les frappes israéliennes sur Damas ayant éliminé plusieurs gardiens de la révolution, l'Iran semble désormais adopter une posture plus ferme vis-à-vis d'Israël. Pensez-vous que l'Iran dispose non seulement de la volonté mais également des moyens nécessaires pour s'engager dans un conflit ouvert avec Israël ?

Alexandre del Valle : Les déclarations et revendications iraniennes sont souvent théâtrales. Bien qu'il soit vrai que des responsables iraniens aient été tués, ils se trouvaient néanmoins en dehors du territoire iranien, dans une zone périphérique d'un pays arabe. Les Iraniens en sont parfaitement conscients.

La situation serait tout autre si Israël avait bombardé l'Iran, ce qui constituerait un cas bien plus sérieux. Le président iranien, Ebrahim Raïssi, a prévenu que le crime ne resterait pas sans réponse. Cependant, ces avertissements semblent vides de sens. Il est possible qu'ils fassent exécuter un attentat par procuration tout en niant leur implication, mais en se félicitant en coulisses. Il est également envisageable qu'ils ciblent des personnalités politiques pro-israéliennes au Liban, voire des chrétiens, comme cela s'est déjà produit à plusieurs reprises, ou encore dans les Émirats arabes unis ou en Arabie saoudite. Tout cela reste incertain. Il est peu probable que l'Iran opte pour cette voie. Le terrorisme est rarement utilisé de manière frontale par l'Iran, il est donc plus probable que ce soit des dérapages de leurs mandataires ou des représailles. Peut-être l'envoi de missiles sur des cargos israéliens ou affrétés par des Israéliens, voire appartenant à de riches propriétaires occidentaux de confession juive ? Il est difficile d'imaginer une action directe de l'Iran contre l'État d'Israël, car cela pourrait entraîner une réponse massive de la part d'Israël, notamment en matière de programme nucléaire. À l'heure actuelle, l'Iran est conscient qu'il doit au moins menacer de riposter, même si cette menace reste floue, tout en affirmant agir sous la volonté d'Allah. Il est peu probable que l'Iran donne un prétexte à Israël pour une attaque directe. Cela n'aurait aucun sens du point de vue stratégique. Ainsi, toute riposte de l'Iran serait probablement très limitée, voire symbolique.

La doctrine de la République islamique au Moyen-Orient, est en réalité assez simple et logique. L'Iran ne se comporte pas en tant que djihadiste, bien qu'il puisse parfois utiliser des tactiques radicales. Il s'agit d'une stratégie de déstabilisation et de nuisance, dans le but de négocier des accords avec les Américains et les Occidentaux, en vue de lever des sanctions, voire d'obtenir à terme la reconnaissance tacite d'un programme nucléaire militaire.

Il est donc important de comprendre que le pouvoir de nuisance de l'Iran et son soutien aux milices ne relèvent pas d'une guerre existentielle contre Israël. Si tel était le cas, le Hamas et le Hezbollah bombarderaient Israël de manière coordonnée et prolongée, ce qui n'est pas le cas. L'Iran cherche plutôt à déstabiliser la région, à mettre en difficulté les dirigeants arabes auprès de leur population, souvent peu favorable à la cause palestinienne et opposer au Hamas. Même la Syrie a rompu avec le Hamas lorsqu'il a pris le parti des rebelles anti-Bachar.

En réalité, aucun pays arabe ne soutient réellement le Hamas sur le plan idéologique ou stratégique. Cependant, ne pas soutenir le Hamas reviendrait à être perçu comme un traître pro-israélien. Ainsi, tous les pays arabes feignent de soutenir le Hamas, alors qu'en réalité, aucun ne le soutient véritablement. Cette stratégie a été permise par l'Iran pour masquer ses véritables intentions impérialistes. Mettez-vous à la place d'un Iranien. Depuis des siècles, l'Iran a cherché à étendre son influence sur le Proche-Orient. À l'époque antique, le Proche-Orient n'était pas arabe, mais aujourd'hui, il l'est. Comment masquer cette ambition impérialiste tout en prétendant soutenir les Arabes contre Israël ? En prétendant avoir des mandataires dans la région pour aider les Arabes à combattre Israël, même si cela est loin d'être vrai.

Il est important de noter que cette rhétorique est un mensonge, car les Iraniens se soucient peu des Palestiniens. Cependant, ils utilisent la cause palestinienne pour séduire les Arabes. C'est là que réside la subtilité de leur stratégie. On pourrait objecter que l'Iran prend régulièrement des risques en incitant ses mandataires à attaquer Israël, comme le Hamas ou le Hezbollah. Cependant, ces actions ne sont que de la gesticulation superficielle, comme les cadeaux d'un manipulateur pour prouver son amour à sa fiancée, même s'il n'a aucune intention à long terme. Ces gestes visent à faire croire qu'il y a plus que des paroles, qu'il y a aussi des actes d'amour. C'est exactement ce que font les Houthis au Yémen pour prouver leur soutien à la cause palestinienne. Ils envoient des missiles vers Israël, même s'ils ratent leur cible, ou attaquent des cargos prétendument israéliens ou appartenant à des juifs, simplement pour donner l'illusion d'une action. Ainsi, la stratégie de l'Iran est d'utiliser des mandataires qui, de temps en temps, prennent des mesures concrètes contre Israël pour prouver qu'ils ne se contentent pas de paroles. Cependant, ces mesures restent limitées, car l'objectif réel de l'Iran n'est pas de détruire Israël, mais de convaincre le monde de sa légitimité à posséder l'arme nucléaire et à dominer le Proche-Orient pour protéger les Palestiniens ou le Liban contre Israël.

Il est important de comprendre que l'Iran se soucie peu des Palestiniens. Il utilise leur cause pour endormir les Arabes. C'est une stratégie bien plus subtile et calculée qu'il n'y paraît, orchestré par des dirigeants pragmatiques qui utilisent le nationalisme palestinien pour masquer leurs ambitions impérialistes. Cette stratégie est similaire à celle employée par Erdogan à plusieurs reprises. Bien qu'il puisse parfois se rapprocher d'Israël, comme avant le 7 octobre où il a rencontré Netanyahou, il rompt ensuite avec lui pour ne pas perdre le soutien des masses islamistes et arabes. Si le 7 octobre n'avait pas eu lieu, Erdogan aurait probablement continué à se rapprocher d'Israël. La Turquie, tout comme l'Iran, utilise la cause palestinienne et antisioniste pour masquer ses ambitions néo-impérialistes et mobiliser les masses arabes et islamistes.

En conclusion, tant l'Iran que la Turquie ont des visées néo-impérialistes sur le Proche-Orient, ils utiliseront la cause palestinienne et antisioniste pour dissimuler leurs véritables intentions et mobiliser les masses arabes et islamistes dans une logique de soft power, de séduction et de manipulation. Les joyaux de leur ambition sont le Proche-Orient et la domination régionale.

Pensez-vous qu'Israël, constamment harcelé par les proxys iraniens, puisse finalement se lasser et décide de déclencher un conflit ouvert et bien plus direct avec l'Iran ?

C’est difficile, car si l'Iran était attaqué et son régime détruit, son programme nucléaire ne serait probablement que temporairement perturbé. Il serait retardé. Il semble difficile de l'arrêter totalement, car les Iraniens se sont préparés depuis longtemps à une éventuelle attaque israélienne. Ils ont enfoui profondément sous terre des bases, des rampes de lancement et des centrifugeuses, ce qui obligerait Israël, s'il attaquait l'Iran, à utiliser des bombes pénétrantes qui feraient de nombreuses victimes, étant donné que certains de ces sites sont situés sous des villes.

Il est pratiquement impossible pour Israël, sauf en cas de circonstances exceptionnelles, de détruire complètement le programme nucléaire iranien. L'Iran le sait. De même, l'Iran ne peut pas attaquer Israël pour le moment, tout comme Israël ne peut pas attaquer l'Iran. Nous sommes dans une course contre-la-montre. Les proxys iraniens doivent être maintenus en vie, car si l'un d'entre eux était entièrement détruit, cela signifierait la perte d'un atout.

C'est une stratégie semblable à celle des échecs, où la perte d'un pion, affaiblit considérablement l'Iran. En cas de guerre entre Israël et l'Iran, une situation que l'Iran évite, mais qui n'est pas à écarter, les proxys seraient essentiels pour harceler Israël de différents côtés, ce qui serait difficile à contrer pour Israël. Ainsi, même si le régime iranien était détruit, les proxys, tels que le Hamas, continuerait probablement à attaquer Israël pour des raisons stratégiques. Le Hamas, le Hezbollah et les Houthis auraient toujours besoin de la cause palestinienne pour justifier leurs actions et Maintenir leur existence. Bien que l'Iran soit leur principal soutien, ces groupes ont également des sources de financement et de soutien diversifiées, ce qui signifie qu'ils ne disparaîtraient pas complètement en cas de chute du régime iranien. En résumé, la situation est complexe, et l'élimination du régime iranien ne suffirait pas à résoudre les problèmes régionaux liés aux proxys.

Si Israël a toujours mené des attaques contre le régime Iranien, l’État hébreu a fait évoluer sa doctrine en menant des actions contre les personnes. Est-ce que nous sommes face à une évolution de la doctrine israélienne ?

Oui, c'est une évolution notable. Il y a toujours eu des attaques, mais cette fois-ci, elles semblent plus fréquentes. Cependant, cela paraît logique. C'est une manière de démontrer que l'Iran n'est pas attaqué simplement parce qu'il est difficile à attaquer. Plus vous montez en puissance dans le but de négocier la levée des sanctions, plus l'Iran montre son pouvoir de nuisance. Il espère ainsi qu'une des grandes puissances, en particulier les États-Unis, finira par dire : "Il faut rétablir l'accord sur le nucléaire iranien, que Trump a aboli. Finalement, Obama avait raison", etc.

C'est la stratégie habituelle de l'Iran. Il utilise le terrorisme et le pouvoir de nuisance pendant les négociations. Par exemple, lorsque l'Iran avait un contentieux financier avec la France, celle-ci avait fini par payer secrètement une dette due à des attaques terroristes iraniennes en France. Après le paiement, l'Iran avait cessé ses attaques.

Cela montre que l'Iran utilise le terrorisme et le pouvoir de nuisance comme leviers lors des négociations. Parfois, il intensifie même ces activités pendant les pourparlers. Ainsi, éliminer des leaders, des cadres ou des dirigeants, comme cela a été le cas récemment avec le Hezbollah, envoie un message clair : "Ne franchissez pas cette ligne". Si cette ligne est franchie, Israël prendra des mesures pour réduire le niveau de menace à un niveau gérable.

L'Iran sait qu'il y a une limite à ne pas dépasser. En retour, Israël maintient une certaine retenue dans ses représailles. Le Hezbollah a fait preuve de retenue jusqu'à présent. Il a lancé quelques attaques, mais pas autant qu'il le pourrait.

Si Israël attaquait l'Iran, il serait confronté à des attaques de toutes parts par les proxys iraniens. Ces derniers sont cruciaux pour harceler Israël sur plusieurs fronts, ce qui rendrait la situation difficile pour Israël.

Ainsi, même si l'Iran était détruit ou si son régime changeait, les proxys continueraient probablement leurs activités. Ils ont leurs propres motivations et sources de financement, même si l'Iran en est un important.

En résumé, la situation est plus complexe que de simplement cibler l'Iran. La récente série de représailles d'Israël vise à recadrer les activités des proxys iraniens, tout en envoyant un message clair à l'Iran. Il s'agit de maintenir un équilibre délicat, sans déclencher une escalade majeure.

Pensez-vous qu'il y a actuellement une escalade des tensions entre Israël et l'Iran ?

La situation n'est pas vraiment différente de d'habitude. Aujourd'hui, l'Iran utilise plusieurs proxys qui lui sont plus ou moins fidèles.

Bien qu'ils soient activés et aidés par l'Iran, leur action reste plutôt symbolique ou indirecte, même si elle est plus fréquente. Actuellement, le conflit entre l'Iran et Israël se déroule principalement de manière indirecte.

Israël inflige régulièrement des représailles à certains proxys, mais cela reste un conflit indirect. Nous assistons à une montée en puissance progressive, mais je doute que cela conduise à une déstabilisation générale du Moyen-Orient.

Une guerre directe entre Israël et l'Iran aurait des répercussions économiques mondiales, car cela perturberait le flux des exportations, notamment via le détroit d'Ormuz. La Chine, en particulier, n'a aucun intérêt à voir ses exportations compromises par un conflit.

Ainsi, les deux parties, l'Iran et Israël, semblent gérer cette montée en puissance de manière contrôlée, en tenant compte des implications économiques et géopolitiques à l'échelle mondiale.

QOSHE - Iran / Israël : la guerre froide de plus en plus chaude ? - Alexandre Del Valle
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Iran / Israël : la guerre froide de plus en plus chaude ?

9 0
03.04.2024

Atlantico : Après les frappes israéliennes sur Damas ayant éliminé plusieurs gardiens de la révolution, l'Iran semble désormais adopter une posture plus ferme vis-à-vis d'Israël. Pensez-vous que l'Iran dispose non seulement de la volonté mais également des moyens nécessaires pour s'engager dans un conflit ouvert avec Israël ?

Alexandre del Valle : Les déclarations et revendications iraniennes sont souvent théâtrales. Bien qu'il soit vrai que des responsables iraniens aient été tués, ils se trouvaient néanmoins en dehors du territoire iranien, dans une zone périphérique d'un pays arabe. Les Iraniens en sont parfaitement conscients.

La situation serait tout autre si Israël avait bombardé l'Iran, ce qui constituerait un cas bien plus sérieux. Le président iranien, Ebrahim Raïssi, a prévenu que le crime ne resterait pas sans réponse. Cependant, ces avertissements semblent vides de sens. Il est possible qu'ils fassent exécuter un attentat par procuration tout en niant leur implication, mais en se félicitant en coulisses. Il est également envisageable qu'ils ciblent des personnalités politiques pro-israéliennes au Liban, voire des chrétiens, comme cela s'est déjà produit à plusieurs reprises, ou encore dans les Émirats arabes unis ou en Arabie saoudite. Tout cela reste incertain. Il est peu probable que l'Iran opte pour cette voie. Le terrorisme est rarement utilisé de manière frontale par l'Iran, il est donc plus probable que ce soit des dérapages de leurs mandataires ou des représailles. Peut-être l'envoi de missiles sur des cargos israéliens ou affrétés par des Israéliens, voire appartenant à de riches propriétaires occidentaux de confession juive ? Il est difficile d'imaginer une action directe de l'Iran contre l'État d'Israël, car cela pourrait entraîner une réponse massive de la part d'Israël, notamment en matière de programme nucléaire. À l'heure actuelle, l'Iran est conscient qu'il doit au moins menacer de riposter, même si cette menace reste floue, tout en affirmant agir sous la volonté d'Allah. Il est peu probable que l'Iran donne un prétexte à Israël pour une attaque directe. Cela n'aurait aucun sens du point de vue stratégique. Ainsi, toute riposte de l'Iran serait probablement très limitée, voire symbolique.

La doctrine de la République islamique au Moyen-Orient, est en réalité assez simple et logique. L'Iran ne se comporte pas en tant que djihadiste, bien qu'il puisse parfois utiliser des tactiques radicales. Il s'agit d'une stratégie de déstabilisation et de nuisance, dans le but de négocier des accords avec les Américains et les Occidentaux, en vue de lever des sanctions, voire d'obtenir à terme la reconnaissance tacite d'un programme nucléaire militaire.

Il est donc important de comprendre que le pouvoir de nuisance de l'Iran et son soutien aux milices ne relèvent pas d'une guerre existentielle contre Israël. Si tel était le cas, le Hamas et le Hezbollah bombarderaient Israël de manière coordonnée et prolongée, ce qui n'est pas le cas. L'Iran cherche plutôt à déstabiliser la région, à mettre en difficulté les dirigeants arabes auprès de leur population, souvent peu favorable à la cause palestinienne et opposer au Hamas.........

© atlantico


Get it on Google Play