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«Une expression radicale et intemporelle de la peur humaine.» C'est ainsi que le Musée national de Norvège à Oslo décrit l'œuvre majeure du peintre natif d'Ådalsbruk, à 120 kilomètres au nord de la capitale. Peint l'année de ses 30 ans, Le Cri, c'est avant tout ce visage qui s'allonge et prend la forme d'un crâne sous l'effet de la terreur. Mais c'est aussi tout ce qui l'entoure: le pont sur lequel le personnage se situe, le couple aux silhouettes sombres en arrière-plan et ce ciel qui tourbillonne dans une tempête de jaunes, de rouges et de oranges, des couleurs hurlantes que l'on associe rarement à ce qui se trame au-dessus de nos têtes et dont l'origine est encore débattue parmi les experts d'Edvard Munch.

Un article paru sur Slate.fr le 12 novembre dernier racontait l'histoire de l'éruption cataclysmique du Krakatoa, survenue en août 1883 dans le détroit de la Sonde, en Indonésie. Un petit tour sur la page Wikipédia de cette catastrophe naturelle permet de lire que l'explosion a provoqué «un bruit effroyable» et engendré «des nuages noctulescents visibles jusque dans le ciel de l'Europe du Nord».

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Trois mois après l'éruption, ces nuages coloraient encore les couchers de soleil en plusieurs points de la planète. En entrant en éruption, le Krakatoa a projeté un geyser de cendres et de gaz à 40 kilomètres de son sommet. «Quand il y autant de choses dans le ciel, cela altère la trajectoire de la lumière», explique le volcanologue Michael Cassidy. Toujours selon Wikipédia, Edvard Munch aurait reproduit ces couleurs «dix ans plus tard, dans son célèbre tableau Le Cri». Or, cette théorie est loin de faire l'unanimité. Elle est avant tout le fruit du travail d'un groupe d'universitaires texans piloté par l'astrophysicien Donald Olson.

Le Cri, ce sont des couleurs hurlantes que l'on associe rarement à ce qui se trame au-dessus de nos têtes. | Google Art Project via Wikimedia Commons

Avant de s'intéresser à Edvard Munch, Donald Olson et son équipe avaient publié trois articles étudiant les ciels de l'œuvre de Vincent Van Gogh (ceux de Route avec un cyprès et une étoile en 1988, La Maison blanche, la nuit en 2001 et Paysage du soir au lever de la lune en 2003). Durant leurs recherches, les Texans ont fait l'acquisition d'un ouvrage de l'historien de l'art américain Albert Boime, intitulé Van Gogh's Starry Night, qui contenait une sélection de plafonds sombres peints par Van Gogh, mais aussi Nuit étoilée, un tableau réalisé par Edvard Munch en 1893.

Nuit étoilée, un tableau réalisé par Edvard Munch en 1893. | Munch Museum via Wikimedia Commons

Après le Néerlandais, Donald Olson a donc décidé de s'intéresser au Norvégien. «Nous avons acheté plein de livres, précise-t-il. Nombres d'entre eux montraient Le Cri en couverture et incluaient des discussions au sujet de la série de peintures dont il fait partie. Il était écrit que ces tableaux dataient des années 1890, comme c'est d'usage. Puis, un jour, nous avons lu un livre d'Arne Eggum, spécialiste de Munch, qui insistait sur le fait que l'origine du Cri remonterait en fait à 1886.»

Dans l'esprit des scientifiques, la connexion avec les couchers de soleil engendrés par l'éruption du Krakatoa s'est immédiatement faite. Poursuivant leur enquête, Donald Olson et les siens sont tombés sur une citation d'Edvard Munch affirmant que des croquis du Cri, du Baiser et de Mélancolie, peints entre 1891 et 1897, auraient été réalisés entre 1885 et 1889. Le peintre ajoutait que certains de ces brouillons «illustraient des souvenirs de 1884».

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Pour Donald Olson, il s'agissait là d'une preuve liant le fameux tableau aux crépuscules de l'hiver 1883-1884. «En nous rendant à Oslo en 2003, nous avons trouvé des articles de journaux qui parlaient de ces couchers de soleil, reprend l'astrophysicien. Nous savons aussi que c'est l'hiver de l'avant-première des Revenants, la pièce de Henrik Ibsen. Et que Munch y était.»

«Un soir, je marchais le long d'un chemin, la ville était d'un côté et le fjord en dessous. Je me suis senti malade et fatigué. Je me suis arrêté et j'ai regardé le fjord –le soleil se couchait et les nuages sont devenus rouge sang. J'ai senti un cri traverser la nature; j'ai eu l'impression d'entendre le cri. J'ai peint ce tableau, peint les nuages comme du véritable sang. La couleur a crié.» Cette genèse de son oeuvre maîtresse, le peintre l'a consignée dans son journal en 1892. Traduit du norvégien, il est toutefois difficile de deviner si cette rencontre avec un ciel cramoisi a immédiatement donné naissance au tableau ou non.

Donald Olson défend sa théorie en racontant qu'un autre fameux tableau d'Edvard Munch, La Mort dans la chambre de la malade, s'inspirait de la mort de sa sœur Sophie en 1977. Entre 1890 et 1893, il dépeignait aussi, dans une série de travaux, une des dernières promenades qu'il a partagées avec sa mère, décédée en 1868, quand il n'avait que 5 ans. «Nombreuses sont les peintures qu'il a réalisées à partir d'événements antérieurs, consignés dans ses journaux et calepins.»

Selon Donald Olson, un autre fameux tableau d'Edvard Munch, La Mort dans la chambre de la malade, s'inspirait de la mort de sa sœur Sophie en 1977. | Google Art Project via Wikimedia Commons

Mais pour Reinhold Heller, professeur d'histoire de l'art à l'université de Chicago et auteur de maints ouvrages à propos du peintre norvégien, tout ceci ne prouve rien. «Munch n'a jamais parlé d'éruption volcanique nulle part, assène-t-il. Même si l'impressionnisme était alors en vogue en Norvège, que les artistes étaient très intéressés par les atmosphères et les effets de la météo, aucun autre peintre de cette époque n'a dépeint de tels crépuscules. Des soirées, des couchers de soleil, oui. Mais rien d'aussi dramatique.»

Lors de l'hiver 1891-1892, Edvard Munch était venu rendre visite à son camarade Christian Skredsvig dans sa résidence de Nice. Ce dernier relate dans ses écrits une discussion au cours de laquelle Edvard Munch aurait raconté avoir depuis longtemps le désir de peindre «le souvenir d'un coucher de soleil rouge sang. Rouge coagulé.»

Mais toute personne familière de la ville d'Oslo sait que ces crépuscules ardents sont relativement fréquents dans la capitale norvégienne. «J'en ai vu plusieurs, assure Reinhold Heller. Pas à Ekebergveien, où Munch aurait fait l'expérience de ce ciel, mais ailleurs à Oslo et en Norvège. Sans qu'un volcan n'ait explosé au bout du monde.»

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D'autres théories ont été avancées pour expliquer ce ciel infernal. Le lieu de la promenade d'Edvard Munch aurait été adjacent à l'asile où une autre de ses sœurs, Laura Catherine, a été internée soixante ans durant pour dépression, de ses 20 ans à sa mort en 1926. On dit que la couleur du ciel aurait exprimé les émotions du peintre au moment de son internement. D'autres les expliquent par la proximité d'un abattoir.

À ces deux thèses, Reinhold Heller répond respectivement par un «NON» en lettres capitales et par trois mots: «de pures balivernes». Pour lui, l'idée que les croquis du Cri aient pu être réalisés en 1884 est également à rejeter. «Ils datent de décembre 1891, assure-t-il. Tous les autres experts de Munch on rejeté les dates proposées par Eggum.»

La phrase précitée du peintre serait elle-même rendue caduque par le contexte historique. Entre 1892 et 1896, Edvard Munch vivait principalement en Allemagne et c'est à Berlin que Le Cri a jailli de son esprit. Reinhold Heller explique que la citation selon laquelle les croquis du tableau auraient été réalisés en 1884 est tirée d'un livret publié au début des années 1920, «alors que le sentiment antiallemand était très fort en Norvège. Munch voulait donc se distancier de l'influence allemande et c'est pour ça qu'il commença à dire que Le Cri avait été conçu dans les années 1880. Il se dit influencé par la Bohème de Christiania, ce qu'il n'avait jamais dit auparavant.»

Edvard Munch est décédé à Oslo en 1944 en emportant, semble-t-il, à tout jamais ses secrets. Ses angoisses, elles, sont éternelles.

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Les mystérieuses origines du «Cri» d'Edvard Munch angoissent les spécialistes

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19.11.2023

Temps de lecture: 5 min

«Une expression radicale et intemporelle de la peur humaine.» C'est ainsi que le Musée national de Norvège à Oslo décrit l'œuvre majeure du peintre natif d'Ådalsbruk, à 120 kilomètres au nord de la capitale. Peint l'année de ses 30 ans, Le Cri, c'est avant tout ce visage qui s'allonge et prend la forme d'un crâne sous l'effet de la terreur. Mais c'est aussi tout ce qui l'entoure: le pont sur lequel le personnage se situe, le couple aux silhouettes sombres en arrière-plan et ce ciel qui tourbillonne dans une tempête de jaunes, de rouges et de oranges, des couleurs hurlantes que l'on associe rarement à ce qui se trame au-dessus de nos têtes et dont l'origine est encore débattue parmi les experts d'Edvard Munch.

Un article paru sur Slate.fr le 12 novembre dernier racontait l'histoire de l'éruption cataclysmique du Krakatoa, survenue en août 1883 dans le détroit de la Sonde, en Indonésie. Un petit tour sur la page Wikipédia de cette catastrophe naturelle permet de lire que l'explosion a provoqué «un bruit effroyable» et engendré «des nuages noctulescents visibles jusque dans le ciel de l'Europe du Nord».

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Trois mois après l'éruption, ces nuages coloraient encore les couchers de soleil en plusieurs points de la planète. En entrant en éruption, le Krakatoa a projeté un geyser de cendres et de gaz à 40 kilomètres de son sommet. «Quand il y autant de choses dans le ciel, cela altère la trajectoire de la lumière», explique le volcanologue Michael Cassidy. Toujours selon Wikipédia, Edvard Munch aurait reproduit ces couleurs «dix ans plus tard, dans son célèbre tableau Le Cri». Or, cette théorie est loin de faire l'unanimité. Elle est avant tout le fruit du travail d'un groupe d'universitaires texans piloté par l'astrophysicien Donald Olson.

Le Cri, ce sont des couleurs hurlantes que l'on associe rarement à ce qui se trame au-dessus de nos têtes. | Google Art Project via Wikimedia Commons

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