Temps de lecture: 6 min

C'est une statuette de six centimètres aux formes arrondies, un «8» coiffé d'une petite tête sur laquelle un sourire se dessine sous un nez rectangulaire, gravé entre deux yeux profonds surmontés de larges sourcils. «Je distingue ensuite une coiffe qui encadre le visage, analyse l'archéologue Pascal Tramoni. Elle retombe sur les épaules et semble tressée. Pour moi, le triangle gravé supérieur représente des bras stylisés croisés sur la poitrine, mains jointes sur le ventre.»

Si Pascal Tramoni ne peut offrir qu'une description partielle de cet artefact connu sous le nom de statuette de Campo Fiorello –comme le nom du lieu où elle aurait été trouvée à Grossa, en Corse-du-Sud–, c'est tout simplement parce qu'il ne l'a jamais vue qu'en photo. À l'initiative de l'association Fighjula i Petri, une pétition a toutefois été lancée pour rapatrier cet objet, qui séjourne actuellement au British Museum de Londres.

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

«En tant que musée, le British Museum conserve, valorise, mais n'étudie pas, ajoute l'expert. On ne connaît même pas son poids. L'observation à l'œil et au moyen d'une loupe binoculaire numérique portative permettrait de proposer une première détermination du matériau, qu'on ignore aussi. Je pourrais aussi décrire les stigmates des incisions et les traces de façonnage. On ne peut pas faire ça avec des clichés. Aussi bon soient-ils.» Selon Pascal Tramoni, l'étude de la statuette est essentielle à la compréhension «des sociétés méditerranéennes anciennes sans écrit». Car il s'agirait là d'une pièce unique.

Exposée pendant des décennies avant sa mise au placard, la statuette de Campo Fiorello serait arrivée au British Museum en 1927. Après un véritable travail d'enquête, Pascal Tramoni a établi que l'artefact aurait été retrouvé un peu avant 1895 et tout à fait «fortuitement» par un laboureur du nom de Lanfranchi, sur la commune de Grossa, dans le sud-ouest de la Corse. À cette époque, les insulaires observaient des veillées. À la nuit tombée, chaque foyer recevait des membres de la famille et du voisinage afin de partager vins, châtaignes, savoir-faire mais aussi histoires, contes, légendes.

Dans Veillées corses, un ouvrage sur le phénomène publié en 1930, le poète Michel Lorenzi de Bradi faisait état d'une veillée qui se serait déroulée à Campumoru, village de pêcheurs et de bergers à dix bornes de Grossa. Ce soir-là, on aurait raconté que Lanfranchi aurait subit, nuit après nuit, d'horribles cauchemars après avoir rangé la statuette chez lui. «Dans ses délires oniriques, le laboureur aurait vu la statuette grandir et se transformer en une sorte de créature monstrueuse, narre Olivier Simonpietri, président de Fighjula i Petri. C'est sa femme qui aurait raconté cela au curé, qui serait un jour venu voir le couple d'agriculteurs avec un “grand vieillard britannique, coiffé d'un large feutre gris”. Ce dernier racheta la statuette et le laboureur ne soufra plus de mauvais rêves.» Voilà pour le mythe.

À LIRE AUSSI

On ne sait toujours pas si le Negroni est corse ou italien

Pour la partie plus scientifique et factuelle, Pascal Tramoni explique que la première mention de la statuette dans la sphère publique remonte au 2 août 1905 dans un journal local, Le Petit Bastiais. «Dans l'article, Paul Tomasi, un préhistorien de Grossa, évoque la statuette. Il dit qu'elle était en vente, mais qu'il n'a pas pu l'acheter.» En 1963, l'archéologue Roger Grosjean publiait dans le magazine Corse historique une lettre manuscrite du même Paul Tomasi. Datée de juillet 1905, la missive expliquait que le laboureur n'aurait réclamé que 20 francs pour s'acquitter de la statuette (soit environ 85 euros en 2023).

Entre alors en scène un certain Charles Immanuel Forsyth Major, le grand vieillard décrit plus haut par Michel Lorenzi de Bradi. «C'était un paléontologue écossais, né à Glasgow, qu'on pense issu d'une bonne famille, précise Pascal Tramoni. Il séjournait fréquemment en Corse. Plus fortuné, il a acquis la statuette.» Après l'achat, il aurait conservé son trésor lors de tous ses déplacements.

Selon des écrits publiés en 1930 d'Edith Southwell-Colucci, fille du vice-consul du Royaume-Uni à Ajaccio, le scientifique serait mort en 1923 en Bavière, alors qu'il rendait visite à l'une de ses filles. En Corse, on n'entendît plus parler de la statuette jusqu'en 1963, date à laquelle Roger Grosjean découvrit que l'épouse du savant écossais avait vendu l'ensemble de ses objets acquis en Corse au British Museum.

Pascal Tramoni estime que la statuette de Campo Fiorello date du Néolithique moyen, probablement de 4.800 avant notre ère. «J'ai fait cette estimation en la comparant avec des objets très proches qui viennent de Sardaigne, dévoile-t-il. En Corse, on ne connaît jusqu'à présent pas d'autres exemplaires de ces statuettes volumétriques. En revanche, elle a vingt-et-une cousines sardes, trouvées lors de fouilles dans les années 1970 et 1980. Il y a une vraie parenté stylistique. La Sardaigne est plus grande que la Corse et la majorité de ces objets ne viennent que d'un seul site. Ils sont donc très rares.»

Ces statuettes issues de ce qui a pu être «une seule supra-entité culturelle», à cheval sur deux îles, sont ce qu'on appelle des dea madre, des déesses mères: «Des êtres divins dont tous les hommes et toutes les femmes descendraient, définit l'archéologue. Elles sont représentées sous la forme de femmes souvent parées et charnues. Ce sont des déesses nourricières qui font pleuvoir, font pousser les céréales et permettent le renouvellement des saisons. C'est une figure pan-méditerranéenne, reprise dans les mythes gréco-romains. La déesse Déméter en est une forme élaborée.»

Une statuette de dea madre de Sardaigne datant du Néolithique. | Sailko via Wikimedia Commons

Le fait que ces figures aient permis l'existence de tous les hommes et toutes les femmes expliqueraient ce que Pascal Tramoni pense être, sur la statuette corse et ses cousines, un bourrelet pubien. «Un trait qu'on retrouve plutôt sur des femmes qui ont donné la vie, précise-t-il. Ce relief intermédiaire entre le buste et les jambes peut être un détail vestimentaire, mais je pense que c'est plutôt un détail anatomique.»

Alternative: le bourrelet pourrait s'expliquer par la position assise de la figure féminine représentée. Ces statuettes pourraient alors être des «insignes de pouvoir dépeignant des personnes qui ont réellement existé». L'archéologue explique que de nombreux sites préhistoriques ont été identifiés en Corse et en Sardaigne, ce qui suggère que les deux îles auraient alors été très peuplées. Sur la majorité des sites ont été retrouvées de grandes quantités d'obsidiennes, «qui sont généralement des déchets de décorticage, issus d'un bloc brut qu'on a mis en forme».

Les outils, eux, ont été découverts sur des sites plus larges abritant des sépultures. En Sardaigne, c'est dans ce centre d'endroits que les dea madre ont été déterrées. Tout ceci permet à Pascal Tramoni de formuler deux hypothèses: pour lui, les deux îles ne connaissaient pas le concept de village au Ve millénaire avant notre ère. Et leurs figures tutélaires auraient été des femmes, comme celle immortalisée par la statuette de Campo Fiorello.

À LIRE AUSSI

Une petite histoire des œuvres spoliées du Louvre, de Napoléon à aujourd'hui

Au 2 novembre, la pétition n'avait atteint que 936 signatures. Forte de 130 membres, l'association Fighjula i Petri a aussi pris soin de contacter les présidents de l'Assemblée de Corse et les quatre députés de l'île. «Dans le village de Grossa, tous les habitants sont peinés de savoir que ce bijou se retrouve dans les réserves d'un musée de l'autre côté de la Méditerranée, commente Olivier Simonpietri. De nombreuses personnes ont contacté le British Museum depuis les années 1960.»

Élu de la deuxième circonscription de Corse-du-Sud, le Dr Paul-André Colombani interpellait le gouvernement à l'Assemblée nationale en 2019. Le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères avait alors répondu être «bien conscient de la valeur» de la statuette pour la culture corse et accordé «une grande importance à la protection des biens culturels». Depuis mai 2019, l'ambassade de France au Royaume-Uni aurait effectué plusieurs démarches auprès du British Museum, afin de s'informer sur les conditions d'acquisition et de conservation de l'artefact. Mais les démarches sont restées sans réponse.

Alors, en juin dernier, les sénateurs Paul-Toussaint Parigi et Jean-Jacques Panunzi ont à leur tour pris la parole. Représentant le gouvernement, Jean-François Carenco, ministre des Outre-Mer, répondit que la statuette, comme d'autres objets dont la Corse demande le retour, «ont semble-t-il quitté» l'île «à une époque où il n'existait pas de règles internationales ou nationales de protection susceptibles d'empêcher ces mouvements. De ce fait, leur situation actuelle semble peu contestable en droit et seule la négociation de prêts pourrait être entreprise pour permettre leur présentation en Corse.» Contacté par Slate.fr, le British Museum assure ne «jamais avoir reçu de requête formelle du gouvernement français». La route du retour sur son île de la statuette de Campo Fiorello promet d'être longue et sinueuse.

QOSHE - Cette mystérieuse statuette du Néolithique dont les Corses rêvent le retour - Thomas Andrei
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Cette mystérieuse statuette du Néolithique dont les Corses rêvent le retour

6 0
05.11.2023

Temps de lecture: 6 min

C'est une statuette de six centimètres aux formes arrondies, un «8» coiffé d'une petite tête sur laquelle un sourire se dessine sous un nez rectangulaire, gravé entre deux yeux profonds surmontés de larges sourcils. «Je distingue ensuite une coiffe qui encadre le visage, analyse l'archéologue Pascal Tramoni. Elle retombe sur les épaules et semble tressée. Pour moi, le triangle gravé supérieur représente des bras stylisés croisés sur la poitrine, mains jointes sur le ventre.»

Si Pascal Tramoni ne peut offrir qu'une description partielle de cet artefact connu sous le nom de statuette de Campo Fiorello –comme le nom du lieu où elle aurait été trouvée à Grossa, en Corse-du-Sud–, c'est tout simplement parce qu'il ne l'a jamais vue qu'en photo. À l'initiative de l'association Fighjula i Petri, une pétition a toutefois été lancée pour rapatrier cet objet, qui séjourne actuellement au British Museum de Londres.

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article!

Je m'abonne

«En tant que musée, le British Museum conserve, valorise, mais n'étudie pas, ajoute l'expert. On ne connaît même pas son poids. L'observation à l'œil et au moyen d'une loupe binoculaire numérique portative permettrait de proposer une première détermination du matériau, qu'on ignore aussi. Je pourrais aussi décrire les stigmates des incisions et les traces de façonnage. On ne peut pas faire ça avec des clichés. Aussi bon soient-ils.» Selon Pascal Tramoni, l'étude de la statuette est essentielle à la compréhension «des sociétés méditerranéennes anciennes sans écrit». Car il s'agirait là d'une pièce unique.

Exposée pendant des décennies avant sa mise au placard, la statuette de Campo Fiorello serait arrivée au British Museum en 1927. Après un véritable travail d'enquête, Pascal Tramoni a établi que l'artefact aurait été retrouvé un peu avant 1895 et tout à fait «fortuitement» par un laboureur du nom de Lanfranchi, sur la commune de Grossa, dans le sud-ouest de la Corse. À cette époque, les insulaires observaient des veillées. À la nuit tombée, chaque foyer recevait des membres de la famille et du voisinage afin de partager vins, châtaignes, savoir-faire mais aussi histoires, contes, légendes.

Dans Veillées corses, un ouvrage sur le phénomène publié en 1930,........

© Slate


Get it on Google Play