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C'est peu dire que la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) est très mal en point. Depuis des mois, Jean-Luc Mélenchon, qui en fut l'instigateur dans le cadre de la préparation des élections législatives de juin 2022, après la réélection d'Emmanuel Macron à la présidence de la République, n'a de cesse de donner des coups de boutoir à son cartel électoral.

Ce paradoxe pourrait en étonner plus d'un. Et pourtant, ce curieux comportement autodestructeur a une explication. On va tenter de l'exposer ici le plus entièrement possible, pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Mais il faut d'abord faire la genèse de la Nupes, qui devait être l'instrument de l'ascension du leader de La France insoumise (LFI) vers l'Olympe.

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Au lendemain de la seconde victoire d'Emmanuel Macron à l'élection phare de la Ve République, cinq ans après la première en 2017, le chef de file et inspirateur politique des Insoumis tente un coup de poker. Il met en place une stratégie qui, selon lui, le conduira à Matignon, au poste de Premier ministre.

Battu pour la troisième fois en 2022, après 2012 et 2017, sans avoir réussi à se qualifier pour le second tour de la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon veut faire oublier son échec et rebondir immédiatement. Il souhaite prendre sa revanche et, dès lors, se rêve en chef d'un gouvernement de cohabitation. Il peut difficilement supporter que l'histoire ne retienne de lui que trois éliminations successives et prématurées à la magistrature suprême.

Surfant sur les 22% de voix obtenues au premier tour du scrutin présidentiel –il s'est classé troisième– et, surtout, sur le score catastrophique des autres candidats de gauche –4,6% pour l'écologiste Yannick Jadot, 2,3% pour le communiste Fabien Roussel et 1,8% pour la socialiste Anne Hidalgo–, il les force à passer sous ses fourches caudines. Comme le remarquent alors tous les observateurs, le leader des Insoumis a bénéficié d'un «vote utile», qui s'est fait au détriment des autres composantes de la gauche. Son score va bien au-delà de l'audience de la seule LFI.

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Comme chacun de ses concurrents de gauche est groggy par son propre résultat, il profite de ce moment de chaos pour imposer une tactique d'alliance électorale aux législatives, dont les principaux bénéficiaires seront son mouvement et, en second rideau, lui-même. En fonction des scores obtenus par Yannick Jadot, Fabien Roussel et Anne Hidalgo, il fait en sorte que LFI se taille la part du lion dans l'octroi des circonscriptions électorales et laisse des miettes aux autres formations de gauche.

L'argument est simple: avec moi, vous avez une chance d'avoir des députés; sans moi, vous n'en avez aucune. Les chefs de ces partis se laissent «convaincre» par cette argumentation qui ne tient pas compte de la réalité politique des territoires ni de la faible implantation locale du mouvement mélenchoniste.

L'inspirateur des Insoumis dévoile alors la raison première de la création de la Nupes: se faire élire Premier ministre. Écarté de la présidentielle par la porte, Jean-Luc Mélenchon tente de revenir dans le jeu par la fenêtre, en inventant un concept qui n'existe pas dans la Constitution de la Ve République: l'élection du chef du gouvernement au suffrage universel. Dans son raisonnement égocentrique, la dynamique du vote utile à la présidentielle devait logiquement trouver son prolongement aux législatives. On notera qu'à chaque étape du processus, cela doit se faire à son propre profit.

Las, les électrices et les électeurs ne l'élisent pas Premier ministre, mais ils donnent 75 députés à LFI et autant (plus un) aux trois autres composantes de la gauche (31 socialistes, 23 écologistes, 22 communistes et apparentés). La recette électorale mise au point par Jean-Luc Mélenchon s'avère rentable pour son mouvement.

Compte tenu de la répartition des circonscriptions entre les partenaires du cartel qui était très favorable à LFI, les élus Insoumis voient leur nombre multiplié par plus de quatre à l'Assemblée nationale par rapport au scrutin de 2017 (17 députés). Mais cette progression exceptionnelle ne permet pas aux parlementaires de la «gauche de la gauche» d'être le premier groupe d'opposition. Cette position revient à l'extrême droite du Rassemblement national, avec 88 députés.

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Qu'à cela ne tienne, Jean-Luc Mélenchon tente de contourner l'obstacle en réclamant la constitution d'un seul et même groupe de la Nupes à l'Assemblée. L'objectif visible de l'opération est de créer le bloc d'opposition le plus important, avec 151 unités. Mais évidemment, le but de Jean-Luc Mélenchon (qui n'est plus député) est d'avoir une masse de manœuvre à sa main, dans laquelle ses troupes sont de loin les plus nombreuses.

Quelques ralliements opportuns et circonstanciels auraient même donné aux siens une majorité absolue. Dans un éclair de lucidité, socialistes, écologistes et communistes déclinent aimablement cette invitation un peu trop voyante. Une nouvelle fois, il s'agissait d'instrumentaliser la Nupes.

Quand on voit l'absence de démocratie dans le fonctionnement de La France insoumise –elle est aujourd'hui dénoncée, en interne, par quelques «frondeurs» et est depuis longtemps pointée par nombre d'observateurs–, on imagine ce qu'aurait donné la constitution d'un groupe parlementaire monolithique piloté de l'extérieur par un seul homme. Pourtant, cette volonté de fondre les forces de gauche dans un seul ensemble de marbre réapparaît quelques mois plus tard, au sujet des élections européennes de juin 2024.

La tactique reste la même: obtenir la formation d'une seule liste amalgamant les gauches, pro ou antieuropéennes, et surtout, ne pas mettre en évidence le score que pourrait obtenir une LFI privée de ses partenaires. À moins d'un an de la consultation, en novembre 2023, l'institut de sondage Ipsos donne la liste LFI derrière les écologistes et les socialistes, et en octobre, l'IFOP la mettait au coude à coude avec eux. Le phénomène du vote utile de 2022 disparaît.

Sondage Ipsos des 9 et 10 novembre 2023 à propos des élections européennes de 2024.

Pendant des semaines, le ban et l'arrière-ban de LFI va batailler pour promouvoir les bienfaits d'une liste unique et unitaire... en apparence. Les espoirs de Jean-Luc Mélenchon vont s'envoler avec l'affirmation des écologistes, puis des communistes, de présenter leur propre liste et de choisir celle et celui qui la conduira: Marie Toussaint et Léon Deffontaines. À l'heure actuelle, les socialistes et les Insoumis n'ont pas désigné leur cheffe ou chef de file.

La détermination affichée par les autres composantes de la gauche de faire cavalier seul en juin 2024 fait monter la pression à l'intérieur de la Nupes. Une succession d'événements va créer une brèche qui devient béante dans le cartel. La conflictualisation permanente opérée par LFI trouve son point d'orgue lors de l'examen de la réforme des retraites à l'Assemblée nationale: elle a pour but d'empêcher la discussion d'aller jusqu'au cœur du projet, l'article instaurant les 64 ans. Jean-Luc Mélenchon va jusqu'à invectiver le Parti communiste français (PCF) et donner des ordres à son groupe par tweets interposés.

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Lors des émeutes qui secouent le pays pendant une semaine après la mort du jeune Nahel, tué par un policier après un refus d'obtempérer, et alors que nombre de responsables politiques prônent l'apaisement, Jean-Luc Mélenchon refuse d'appeler au calme, donnant l'impression de plutôt se satisfaire du chaos. Une députée LFI, Alma Dufour (Seine-Maritime), va jusqu'à dire, le 29 juin, sur La chaîne parlementaire, que «la fin justifie les moyens». Les moyens, en l'occurrence, sont notamment la destruction d'écoles, de bibliothèques et de bâtiments publics.

Les dissensions au sein de la Nupes apparaissent, dès lors, de façon criante. La préparation des élections sénatoriales de septembre 2023 donne lieu à un nouvel affrontement entre socialistes, écologistes et communistes d'un côté, et Insoumis de l'autre. Ces derniers ayant une très faible implantation locale dans les municipalités et les départements, leurs partenaires ne sont pas prêts à leur faire de la place sur leurs listes communes... surtout au vu du climat délétère qui règne au cœur du cartel. Les listes sénatoriales de gauche, d'abord PS-PCF, puis PS avec les écologistes, se constituent donc sans LFI qui, furieuse, se présente en retour partout où elle le peut. Résultat des courses, les Insoumis n'ont aucun élu au palais du Luxembourg.

Cerise sur le gâteau, l'ancien sénateur socialiste multiplie les attaques nominatives contre les responsables des autres formations de gauche. Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, est le point de fixation le plus visible de Jean-Luc Mélenchon. Et réciproquement.

Sophia Chikirou, députée LFI (Paris) proche du «guide» publie, sur Facebook, un message comparant le patron du PCF à Jacques Doriot (1898-1945), ancien dirigeant communiste exclu en 1934, fondateur du Parti populaire français (PPF), une formation ouvertement fasciste qui versa dans la collaboration avec les nazis. Jacques Doriot lui-même porta l'uniforme allemand sur le front de l'Est, en Russie, et fut tué dans un bombardement en 1945. Il était difficile de porter une attaque plus blessante pour les communistes.

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Le paroxysme est atteint à la suite de l'opération meurtrière d'envergure du 7 octobre dernier contre Israël, conduite par des combattants du Hamas venant de Gaza. Ce qui s'apparente à un pogrom fait 1.200 morts, selon le Times of Israël. Si La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon en tête, condamne cette attaque d'une rare violence, c'est plutôt d'une phrase et sur un mode mineur dépourvu d'humanité. Les Insoumis vont surtout réserver leur empathie aux nombreuses victimes palestiniennes des bombardements intenses et répétés de l'armée israélienne sur le nord de la bande de Gaza, en riposte au 7 octobre. Selon un bilan publié par le Hamas le 13 novembre, ces bombardements ont fait plus de 11.000 morts.

Dans le fil de sa position initiale, LFI ne participe pas, dimanche 12 novembre, à la marche parisienne contre l'antisémitisme, initiée par les présidents des deux assemblées parlementaires –Yaël Braun-Pivet (Renaissance) pour le palais Bourbon et Gérard Larcher (Les Républicains) pour le Sénat–, au motif que l'extrême droite de Marine Le Pen et d'Éric Zemmour a annoncé sa présence. Seuls quelques députés frondeurs, en délicatesse avec la direction (François Ruffin, Clémentine Autain, Raquel Garrido et Alexis Corbière) s'associent à une marche identique à Strasbourg.

À l'image de déclarations débridées (pour rester dans un registre correct) des députés David Guiraud (Nord) ou Aymeric Caron (Paris), le bloc quasi monolithique reste droit dans ses bottes sur les lignes du relativisme et de l'ambiguïté face au terrorisme islamiste –la députée Danièle Obono considère même que le Hamas est une «organisation de résistance»–, et à la montée vertigineuse des actes antisémites.

Une grande partie de l'année aura donc été consacrée par Jean-Luc Mélenchon et sa garde rapprochée à mener une bataille au sein de la Nupes pour tenter d'obtenir que ses partenaires la quittent. En retour, lesdits partenaires retournent le compliment à LFI en lui disant que c'est elle qui se met hors jeu.

Les acteurs semblent ainsi donner l'impression que leur activité politique principale (et infantile) est de savoir qui pourra accuser l'autre d'avoir rompu définitivement l'accord initial. En attendant, Jean-Luc Mélenchon paie les pots cassés dans les sondages de popularité (baromètre Ipsos), d'incarnation de la gauche (sondage IFOP) ou de cote d'avenir (Kantar public). En novembre, il voit ainsi les «avis favorables» en sa faveur chuter de 5 points (17%, contre 22% en octobre) et les «avis défavorables» culminer à 73%, selon une enquête Ipsos conduite les 9 et 10 novembre.

Au niveau des personnalités incarnant «bien» ou «mal» la gauche, le leader des Insoumis enregistre, là aussi, un recul. Il atteint 10 points par rapport au début de l'année, 26% des personnes interrogées estimant qu'il incarne bien la gauche, d'après un sondage IFOP également réalisé les 9 et 10 novembre. Même parmi les sympathisants de gauche, il se classe derrière Fabien Roussel (PCF) et François Ruffin (LFI).

Enfin, à l'aune des cotes d'avenir, le chef de file des Insoumis obtient son plus mauvais score (15%) depuis septembre 2021, selon le baromètre Kantar public réalisé du 28 au 30 octobre.

Au final, la Nupes, qu'il avait principalement pensée comme un véhicule destiné à faire prospérer son mouvement et à le conduire triomphalement à la présidentielle de 2027, est en train de se désintégrer. Il voit ainsi s'envoler son rêve élyséen. En dix-huit mois, il est passé du rôle de chevalier blanc invitant à se rallier à son panache rouge à celui de vilain petit canard dont tout le monde à gauche, en dehors peut-être de la majorité des Insoumis, voudrait se débarrasser.

QOSHE - Jean-Luc Mélenchon est devenu celui dont (presque) toute la gauche veut se débarrasser - Olivier Biffaud
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Jean-Luc Mélenchon est devenu celui dont (presque) toute la gauche veut se débarrasser

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20.11.2023

Temps de lecture: 9 min

C'est peu dire que la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) est très mal en point. Depuis des mois, Jean-Luc Mélenchon, qui en fut l'instigateur dans le cadre de la préparation des élections législatives de juin 2022, après la réélection d'Emmanuel Macron à la présidence de la République, n'a de cesse de donner des coups de boutoir à son cartel électoral.

Ce paradoxe pourrait en étonner plus d'un. Et pourtant, ce curieux comportement autodestructeur a une explication. On va tenter de l'exposer ici le plus entièrement possible, pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Mais il faut d'abord faire la genèse de la Nupes, qui devait être l'instrument de l'ascension du leader de La France insoumise (LFI) vers l'Olympe.

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Au lendemain de la seconde victoire d'Emmanuel Macron à l'élection phare de la Ve République, cinq ans après la première en 2017, le chef de file et inspirateur politique des Insoumis tente un coup de poker. Il met en place une stratégie qui, selon lui, le conduira à Matignon, au poste de Premier ministre.

Battu pour la troisième fois en 2022, après 2012 et 2017, sans avoir réussi à se qualifier pour le second tour de la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon veut faire oublier son échec et rebondir immédiatement. Il souhaite prendre sa revanche et, dès lors, se rêve en chef d'un gouvernement de cohabitation. Il peut difficilement supporter que l'histoire ne retienne de lui que trois éliminations successives et prématurées à la magistrature suprême.

Surfant sur les 22% de voix obtenues au premier tour du scrutin présidentiel –il s'est classé troisième– et, surtout, sur le score catastrophique des autres candidats de gauche –4,6% pour l'écologiste Yannick Jadot, 2,3% pour le communiste Fabien Roussel et 1,8% pour la socialiste Anne Hidalgo–, il les force à passer sous ses fourches caudines. Comme le remarquent alors tous les observateurs, le leader des Insoumis a bénéficié d'un «vote utile», qui s'est fait au détriment des autres composantes de la gauche. Son score va bien au-delà de l'audience de la seule LFI.

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Comme chacun de ses concurrents de gauche est groggy par son propre résultat, il profite de ce moment de chaos pour imposer une tactique d'alliance électorale aux législatives, dont les principaux bénéficiaires seront son mouvement et, en second rideau, lui-même. En fonction des scores obtenus par Yannick Jadot, Fabien Roussel et Anne Hidalgo, il fait en sorte que LFI se taille la part du lion dans l'octroi des circonscriptions électorales et laisse des miettes aux autres formations de gauche.

L'argument est simple: avec moi, vous avez une chance d'avoir des députés; sans moi, vous n'en avez aucune. Les chefs de ces partis se laissent «convaincre» par cette argumentation qui ne tient pas compte de la réalité politique des territoires ni de la faible implantation locale du mouvement mélenchoniste.

L'inspirateur des Insoumis dévoile alors la raison première de la création de la Nupes: se faire élire Premier ministre. Écarté de la présidentielle par la porte, Jean-Luc Mélenchon tente de revenir dans le jeu par la fenêtre, en inventant un concept qui n'existe........

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