Temps de lecture: 5 min

«Il m'a fallu beaucoup de temps pour accepter que mon amour pour lui comptait même si nous n'avons jamais été dans la même pièce –il comptait autant que l'amour que d'autres personnes partagent– et que mon chagrin compte tout autant, aussi.»

C'est ainsi que Meghan Schiereck raconte au HuffPost sa relation passée avec Gabriel. Après trois ans et demi d'amour, celui-ci est décédé des suites de la myopathie de Duchenne, la laissant terriblement seule. Ajoutons que leur relation a une particularité: ils n'ont jamais eu la possibilité de se rencontrer.

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«Dans la culture occidentale, le deuil n'est souvent pas reconnu, qu'importe la cause. Si on ajoute la relation non corporelle, la douleur peut être encore plus invisible», expose au New York Times la psychothérapeute Megan Devine. Même après plus de deux décennies à discuter en ligne, s'y engueuler ou y tomber amoureux ou amoureuse, les deuils de relations tissées exclusivement en ligne sont peu reconnus à leur juste valeur.

«Ce sont des deuils socialement non reconnus», confirme au téléphone Marie Tournigand, déléguée générale d'Empreintes, association d'accompagnement au deuil. «Le deuil naît toujours d'un lien à défaire. Donc la première chose à percevoir et à cerner, c'est la nature de ce lien entre deux personnes, qui se connaissent par les réseaux sociaux. Qu'est-ce que vous aviez lors de son vivant et que vous n'avez plus aujourd'hui?»

Léo confie «un véritable choc» à l'annonce du décès de Louise*, avec qui il a peu interagi mais dont il lisait assidument les tweets. «Nous étions tous les deux malades chroniques. J'applique encore soigneusement certains de ses conseils pour faire face à mon suivi médical compliqué.» Marie Tournigand explique que «si c'était la seule personne qui avait des conseils un peu avisés et qu'on pouvait suivre en confiance, ça veut dire que le lien était très investi». Même sans matérialité physique.

Le deuil existe par le manque qu'il crée, même entre deux personnes qui n'ont certes jamais été dans la même pièce mais ont partagé quelque chose de sincère et d'investi. «On ne s'était jamais vus, mais on échangeait beaucoup», se remémore Marie-Augustin. «Sa mort m'a affecté. J'ai vraiment eu l'impression de perdre une compagne de route avec qui j'avais partagé un bout de chemin.»

Marie-Augustin discutait régulièrement sur Twitter avec Juliette*, durant quatre ans environ, de sujets cruciaux dans leurs quotidiens respectifs: la santé mentale, les addictions, la religion. «J'ai appris son décès sur Twitter. Aujourd'hui, souvent, voyant passer une publication, un fait d'actualité, je me dis “Tiens elle a dû voir ça, elle a sans doute déjà commenté”, et puis en fait non, bien sûr.»

Ce décès modifie forcément l'expérience qu'on a des réseaux sociaux. C'est ce qu'explique Laurent François dans Les réseaux sociaux: une communauté de vie: «Vision morbide des réseaux sociaux, les plateformes ont comme principal moteur les humains eux-mêmes. Quand ceux-ci meurent, un pan considérable de la valeur du réseau disparaît également.»

Cette préoccupation est d'autant moins négligeable que d'après une étude de l'Université d'Oxford publiée en avril 2019 et relayée par Le Point, Facebook pourrait être peuplé à moitié de profils de personnes décédées dès le début du siècle prochain (sous réserve que ni Meta ni la population mondiale ne s'effondrent d'ici là).

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«Quinze ans après son suicide, son blog et son message d'adieu sont toujours en ligne, et ça me choque.» Marine* a échangé durant sept ans environ avec Sarah* autour de leur passion commune pour la cuisine. Elles se sont même rencontrées une fois.

Marine raconte ne pas avoir à faire «un vrai processus de deuil» pour digérer la mort des personnes qu'elle a connues en ligne –il n'y a pas eu que Sarah–, mais ce décès particulièrement brutal l'a traumatisée. Elle savait son amie dépressive, mais ne se doutait pas qu'elle allait mettre fin à ses jours, et encore moins qu'elle programmerait la publication de son texte d'adieu pour qu'il soit publié après son passage à l'acte. «Beaucoup de gens qui ont lu son message ont essayé de l'en empêcher, alors qu'elle était déjà morte. Je l'ai su par nos relations en ligne communes.»

«Supprimer un défunt de ses contacts peut aussi être perçu comme le tuer une seconde fois», souligne Vanessa Lalo, psychologue clinicienne spécialisée dans les pratiques numériques interrogée par Le Point. Mais il faut aussi prendre en compte le risque de «deuil pathologique»: relire les messages d'une personne décédée, voire y répondre, consulter ses publications encore et encore, afin de nier (en vain) sa mort et la nécessité de faire son deuil.

«C'est ultra nocif, commente Marie Tournigand. Déjà, dans l'ensemble de la population, une personne sur deux est heurtée par les propos ou les attitudes de l'entourage, et trois personnes sur cinq s'isolent lors d'un deuil. C'est beaucoup. On se sent incompris et très seul. Quand ce sont des deuils un peu atypiques, c'est démultiplié.»

Elle conseille de mettre en place un rituel, même si ce n'est pas aussi facile que pour une personne qu'on connaît physiquement. «Sinon, la transition est très brutale.» C'est également ce que préconisent les thérapeutes rencontrées par le New York Times. «La personne n'est plus disponible pour moi, mais je peux toujours avoir dans mon cœur une connexion avec elle», souligne la chercheuse Kathleen R. Gilbert.

«Faire son deuil, c'est souvent recomposer la figure de l'absence. J'ai découvert beaucoup de choses sur Juliette dans l'élan de chagrin et d'amour qui s'est exprimé après sa mort. Parler d'elle, comme ici, c'est une manière de continuer cette recomposition», explique Marie-Augustin.

Marine, elle, a constaté «beaucoup de réactions, beaucoup d'émotion» face au suicide annoncé de Sarah, «mais pas toujours appropriées: des personnes voulaient faire un album à remettre à sa fille quand elle sera plus grande. Même si ça part d'une bonne intention, est-ce qu'elle voudrait vraiment ça?» Une limite entre les différentes sphères relationnelles est à respecter afin que tout le monde vive au mieux son deuil, bien qu'il soit réel pour toutes et tous.

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«Gabe m'a montré que l'amour ne se résume pas à des démonstrations physiques d'affection: c'est le temps que l'on passe ensemble et les efforts qu'on fait pour apprendre à connaître quelqu'un. Je me suis sentie plus vulnérable avec cette personne que je n'ai jamais rencontrée qu'avec les gens que je voyais tous les jours. Il m'a aimé d'une manière plus profonde et plus intime que n'importe qui d'autre que j'ai connu», confie Meghan Schiereck au HuffPost.

Internet est bien trop ancré dans nos vies pour minimiser la réalité des relations qui y naissent, avec parfois, à la fin, le décès de l'autre. Marie Tournigand en est aussi persuadée: «Ça a évolué sur le deuil des animaux de compagnie –maintenant il est davantage admis d'avoir un lien fort à eux– et ça évolue actuellement sur ces relations numériques. On ne peut pas dire que ce n'est pas réel, parce que le deuil, c'est réel.»

*Le prénom a été changé.

QOSHE - Réseaux sociaux: comment faire le deuil d'une personne qu'on n'a jamais rencontrée? - Lucie Inland
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Réseaux sociaux: comment faire le deuil d'une personne qu'on n'a jamais rencontrée?

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27.12.2023

Temps de lecture: 5 min

«Il m'a fallu beaucoup de temps pour accepter que mon amour pour lui comptait même si nous n'avons jamais été dans la même pièce –il comptait autant que l'amour que d'autres personnes partagent– et que mon chagrin compte tout autant, aussi.»

C'est ainsi que Meghan Schiereck raconte au HuffPost sa relation passée avec Gabriel. Après trois ans et demi d'amour, celui-ci est décédé des suites de la myopathie de Duchenne, la laissant terriblement seule. Ajoutons que leur relation a une particularité: ils n'ont jamais eu la possibilité de se rencontrer.

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«Ce sont des deuils socialement non reconnus», confirme au téléphone Marie Tournigand, déléguée générale d'Empreintes, association d'accompagnement au deuil. «Le deuil naît toujours d'un lien à défaire. Donc la première chose à percevoir et à cerner, c'est la nature de ce lien entre deux personnes, qui se connaissent par les réseaux sociaux. Qu'est-ce que vous aviez lors de son vivant et que vous n'avez plus aujourd'hui?»

Léo confie «un véritable choc» à l'annonce du décès de Louise*, avec qui il a peu interagi mais dont il lisait assidument les tweets. «Nous étions tous les deux malades chroniques. J'applique encore soigneusement certains de ses conseils pour faire face à mon suivi médical........

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