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Courbée et carbonisée, la silhouette a cependant gardé sa forme humaine. Mains accrochées au volant de la voiture dont il ne reste que l'ossature noircie, le kamikaze s'est fait exploser contre un bâtiment israélien sans autre résultat que sa propre mort. Nous sommes en 1994, à Gaza. C'est le premier attentat-suicide que je filme. Pas le dernier, malheureusement.

L'encre des accords d'Oslo (septembre 1993) n'était pas sèche que les extrémistes des deux côtés, israélien et palestinien, s'employaient à les saboter. Promettant le paradis aux «martyrs» qui les commettent, plusieurs opérations signées Hamas (dont l'acronyme arabe signifie «Mouvement de la résistance islamique») et Djihad islamique feront trente-huit morts pour la seule année 1994. Sans toujours atteindre leurs cibles car les moyens restent primaires, artisanaux.

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Trente ans plus tard, il n'y a rien d'artisanal dans l'offensive par voies terrestre, aérienne et maritime et le massacre commis par le Hamas en Israël le 7 octobre. Elle est menée par des commandos longuement formés, assez bien renseignés, dirigés, armés et équipés. Viol, décapitation, amputation, kidnapping: c'est une vraie stratégie de l'horreur et de la terreur qui n'épargne ni les personnes âgées, ni les bébés, ni les enfants. La jouissance à agir avec une cruauté désinhibée à l'égard de leurs victimes rappelle les exactions et méthodes de l'organisation État islamique en Syrie et en Irak sur les femmes yézidies –entre autres.

D'où l'expression de «daechisation du Hamas», employée par les autorités israéliennes et américaines. Une expression efficace en matière de communication politique, mais pas nécessairement pour en cerner toute la réalité, selon l'universitaire Karim El Mufti: «Le groupe appartient à la mouvance islamiste mais il n'a rien à voir avec l'organisation de l'État islamique: ni l'historique, ni le contexte, ni le mode opératoire, ni les ambitions, explique-t-il. Si on veut comparer, il faut plutôt se tourner vers le Hezbollah [libanais].»

Bénéficiant d'une forte assise sociale et politique, avec députés et ministres le représentant dans les institutions politiques libanaises, le «Parti de Dieu» est un groupe armé chiite formé en 1985 au lendemain de l'invasion israélienne de Beyrouth de l'été 1982. Objectif: se poser en projet de résistance islamique armée contre l'occupation israélienne du Sud-Liban, laquelle se poursuivra jusqu'en mai 2000. Et si le Hamas a pu opérer de façon plus organisée le 7 octobre, ce serait en grande partie au Hezbollah qu'il le devrait.

Nous avions pu l'observer, avec quelques confrères journalistes qui s'étaient rendus sur place à cette occasion: les premiers contacts visibles entre le Hamas et le Hezbollah remontent à décembre 1992 lorsque le Premier ministre israélien, Yitzhak Rabin, avait fait déporter en pleine nuit et par bus plus de 400 cadres et militants du Hamas (et du Djihad islamique) au Sud-Liban occupé par l'armée israélienne.

«Le Hamas va d'ailleurs reprendre aux groupes armés chiites libanais –dont le Hezbollah– le modus operandi de l'attentat-suicide. Cette technique fut inaugurée au Moyen-Orient le 23 octobre 1983 contre les Marines américains, faisant 241 morts, et le poste Drakkar, tuant 58 parachutistes français, parties à l'époque de la Force multinationale de sécurité à Beyrouth», confirme Karim El Mufti.

En Cisjordanie et à Gaza, le Hamas applique la technique à la lettre. Il recrute et endoctrine des candidats au martyr pour commettre une succession d'opérations suicides (comme la première que je filmais en 1994) afin de faire dérailler le processus d'Oslo. Dans le même temps, les chefs du Hamas se posent comme les «vrais» défenseurs de la cause palestinienne en opposition à Yasser Arafat, revenu d'exil et qu'ils accusent d'avoir tout cédé aux Israéliens. Mais le degré de sophistication opérationnelle reste assez modeste pendant dix ans.

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Vainqueur des élections législatives à Gaza en 2006, le Hamas en expulse le Fatah qui dirige l'Autorité palestinienne et prend le pouvoir. Il «accélère alors la consolidation de son arsenal militaire avec le peu de ressources qu'il s'approprie du trafic via les tunnels communiquant illégalement avec l'Égypte. Sa branche armée des Brigades Izz al-Din al-Qassam ne constitue cependant encore qu'une milice aux capacités rudimentaires. Outre les attentats-suicides, elle “bricole” ses roquettes artisanales facilement interceptées par le système de défense “Dôme de fer”», poursuit Karim El Mufti, qui enseigne à Sciences Po et l'Université Saint-Joseph à Beyrouth.

Karim El Mufti, enseigne à Sciences po de Paris (France) et à l'Université Saint-Joseph à Beyrouth (Liban). | DR

L'année 2006 marque un autre tournant. À la suite d'une opération du Hezbollah contre l'une de ses patrouilles le long de la ligne bleue, Israël échoue à éradiquer la milice surarmée libanaise. «À l'issue des trente-trois jours de guerre, le Hezbollah en est sorti renforcé. S'auto-auréolant de sa “victoire divine”, il décrète l'instauration d'un nouveau rapport de force avec l'État hébreu et va grandement affiner son expertise militaire en étendant le rayon de ses interventions, d'abord dans la guerre de Syrie, puis au Yémen, ainsi qu'en Irak.»

Cette «victoire» marque les esprits en Cisjordanie et à Gaza: l'armée israélienne n'apparaît plus aussi invincible. Lorsque l'Iran commence à financer le Hamas à hauteur de 150 millions dollars par an en 2006, ce dernier se rapproche de l'orbite de «l'axe de la résistance» piloté par Téhéran.

Pourtant, à partir de 2011 et la guerre en Syrie, le Hamas et le Hezbollah se retrouvent dans deux camps opposés: «Leurs relations vont se brouiller car le Hamas, affilié à la mouvance des Frères musulmans, soutient les factions djihadistes qui, opposées au président syrien, se battent contre les miliciens du Hezbollah, explique Karim El Mufti. Un gouvernement Frères musulmans à Damas aurait “brisé le dos de la résistance”, comme l'a souligné ouvertement Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, sapant les liens stratégiques entre le Liban, la Syrie et l'Iran, point de force du groupe armé, d'où l'affrontement.»

Mais l'échec des Frères musulmans en Syrie conduit le Hamas à se réconcilier avec le régime de Bachar el-Assad et, ce faisant, à se rapprocher très fortement du Hezbollah à partir de 2021; et même à intégrer «l'axe de la résistance» mené par l'Iran contre l'État hébreu et «l'impérialisme américain».

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Étayé, le parallèle dressé par Karim El Mufti est convaincant. Mais je bute sur deux points: cette alliance entre le Hamas, sunnite, et le Hezbollah, chiite, n'est-elle pas «contre-nature» sur le plan religieux? «En intégrant le Hamas sunnite dans “l'axe de la résistance” chiite, l'Iran espère diversifier son influence sur les milieux islamistes et porter sa méthode combative comme étant la plus pertinente et la plus efficace, tout en démontrant qu'elle n'agit pas uniquement selon un prisme chiite», me répond-il.

Des atrocités également perpétrées, semblerait-il, par d'autres organisations voire des individus non contrôlés par le Hamas. N'est-ce pas là un modus operandi terroriste calqué sur celui de l'organisation État islamique? «Les groupes armés utilisent de plus en plus l'arme de la communication et ont compris depuis belle lurette l'importance d'investir dans les réseaux sociaux et autres médias alternatifs. La production d'images d'opérations militaires s'inscrit dans cette logique de propagande, mais aussi de guerre psychologique contre le camp israélien, d'après Karim El Mufti. S'agissant du 7 octobre, les images tournées par le Hamas de ses attaques et exactions contre les civils entendaient renverser la terreur et la faire basculer du côté de la population israélienne. Il s'agit là d'un pilier fondamental de “l'axe de la résistance”. D'ailleurs, le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah déclarait en mai 2012: “Le temps où nos maisons étaient rasées tandis que les leurs restaient intactes est désormais révolu. Le temps où nous seuls avions peurs et eux non est également révolu.”»

En outre, il y deux ans, ce dernier annonçait qu'il disposait de 100.000 combattants formés et entraînés. «Il est fort à parier que l'annonce entendait inclure l'ensemble des combattants de “l'axe de la résistance”, dont ceux du Hamas sunnite», suggère Karim El Mufti. Cela corrobore l'idée qu'établir une équivalence entre le Hamas et Daech permet peut-être de frapper les opinions publiques étrangères, mais que ce faisant on court le risque de se méprendre sur la stature idéologique du Hamas, sur ses capacités militaires, technologiques, opérationnelles et planificatrices, autrement plus menaçantes que celles du groupe État islamique aujourd'hui.

Regarder du côté du Hezbollah paraît bien plus pertinent et inquiétant alors que le front du nord, à la frontière israélo-libanaise où s'affrontent l'armée israélienne et le Parti de Dieu libanais, menace de s'embraser.

QOSHE - Bien plus qu'à Daech, c'est au Hezbollah qu'il faut comparer le Hamas - Ariane Bonzon
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Bien plus qu'à Daech, c'est au Hezbollah qu'il faut comparer le Hamas

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04.12.2023

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Courbée et carbonisée, la silhouette a cependant gardé sa forme humaine. Mains accrochées au volant de la voiture dont il ne reste que l'ossature noircie, le kamikaze s'est fait exploser contre un bâtiment israélien sans autre résultat que sa propre mort. Nous sommes en 1994, à Gaza. C'est le premier attentat-suicide que je filme. Pas le dernier, malheureusement.

L'encre des accords d'Oslo (septembre 1993) n'était pas sèche que les extrémistes des deux côtés, israélien et palestinien, s'employaient à les saboter. Promettant le paradis aux «martyrs» qui les commettent, plusieurs opérations signées Hamas (dont l'acronyme arabe signifie «Mouvement de la résistance islamique») et Djihad islamique feront trente-huit morts pour la seule année 1994. Sans toujours atteindre leurs cibles car les moyens restent primaires, artisanaux.

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Trente ans plus tard, il n'y a rien d'artisanal dans l'offensive par voies terrestre, aérienne et maritime et le massacre commis par le Hamas en Israël le 7 octobre. Elle est menée par des commandos longuement formés, assez bien renseignés, dirigés, armés et équipés. Viol, décapitation, amputation, kidnapping: c'est une vraie stratégie de l'horreur et de la terreur qui n'épargne ni les personnes âgées, ni les bébés, ni les enfants. La jouissance à agir avec une cruauté désinhibée à l'égard de leurs victimes rappelle les exactions et méthodes de l'organisation État islamique en Syrie et en Irak sur les femmes yézidies –entre autres.

D'où l'expression de «daechisation du Hamas», employée par les autorités israéliennes et américaines. Une expression efficace en matière de communication politique, mais pas nécessairement pour en cerner toute la réalité, selon l'universitaire Karim El Mufti: «Le groupe appartient à la mouvance islamiste mais il n'a rien à voir avec l'organisation de l'État islamique: ni l'historique, ni le contexte, ni le mode opératoire, ni les ambitions, explique-t-il. Si on veut comparer, il faut plutôt se tourner vers le Hezbollah [libanais].»

Bénéficiant d'une forte assise sociale et politique, avec députés et ministres le représentant dans les institutions politiques libanaises, le «Parti de Dieu» est un groupe armé chiite formé........

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