En septembre 2021, Marianne racontait le combat de Jennifer Pailhé (dans un article accessible ici). Deux ans plus tôt, son histoire débutait de façon d’autant plus sinistre qu'elle était en prison, lorsqu'elle découvrait que sa fille, Assia, se prostituait sur des sites d'annonce. Jennifer s'est battue, inlassablement sur les traces de l'adolescente (de dos, sur la photo d'illustration de cet article), flirtant parfois avec l'envie de se faire justice elle-même, quand elle finissait par retrouver sa fille, blessée et humiliée. Puis elle a réussi à judiciariser son malheur et a lutté pour que le proxénète, Brice Patissier, qui était le petit copain d'Assia, soit jugé, et enfin condamné, en mars 2023, à 12 ans d'emprisonnement par la cour criminelle du Val-d’Oise, reconnu coupable de viol, proxénétisme, séquestration et violence. Nous étions au procès.

La vie de Jennifer a quelque chose de romanesque, et ce n'est pas un hasard qu'un film, un documentaire et un livre sont en préparation pour retranscrire son combat, comme elle nous l'explique dans cet entretien, que nous publions en complément de notre dossier sur la prostitution des mineurs, accessible ici. Jennifer nous raconte les difficultés quotidiennes auxquelles elle fait face avec l'association qu'elle a créée pour lutter contre la prostitution des mineurs : Nos ados oubliés. Mais aussi le genre de profil des jeunes filles qu'elle et son association sortent de la prostitution.

Marianne : Depuis le procès de Brice Patissier (condamné à 12 ans de prison ferme), proxénète de votre fille Assia, il y a un an, comment avez-vous vu évoluer le phénomène de la prostitution des mineurs ?

Jennifer Pailhé : Le procès d'Assia a mis en lumière une réalité troublante : bien que la société civile commence à prendre conscience de la problématique de la prostitution des mineurs, les condamnations ne sont pas toujours à la hauteur. En dépit d'une couverture médiatique croissante sur le sujet, les verdicts restent souvent décevants. Des cas comme celui d'Assia, où les coupables sont effectivement condamnés (à une peine de 12 ans dans son cas) demeurent malheureusement exceptionnels.

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Il est alarmant de constater que trop souvent, les prévenus écopent de peines légères, voire de sursis, alors que les victimes endurent des séquelles profondes et durables. De plus, la disparité des décisions judiciaires selon les territoires est préoccupante. Il est regrettable de constater que dans certaines régions, comme à Marseille, une attention particulière est accordée à ces affaires, tandis que dans d'autres la problématique semble moins prise en compte.

Le travail réalisé par le CLPRD (Conseil Local de Prévention de la Radicalisation et de la Délinquance) de Marseille devrait être un exemple, ils ont ajouté la problématique de la prostitution des mineurs à leurs travaux et le parquet, les services de police du département et les associations réfléchissent ensemble à une manière d’endiguer le phénomène.

Cette incohérence dans les verdicts et cette inégalité de traitement soulignent le besoin urgent d'une reconnaissance plus large de la problématique de la prostitution des mineurs. Nous espérons que tous les acteurs impliqués, des magistrats aux intervenants sociaux, seront élevés au même niveau d'implication, de formation et de sensibilisation, mais également qu’une réelle prise de conscience politique se fera au plus vite car la prostitution des mineurs est clairement un phénomène sociétal grave qui révèle les échecs du système dans sa globalité.

Comment s’est développée votre association « Nos ados oubliés », grâce à laquelle vous luttez contre la prostitution des mineurs au quotidien ?

Nos ados oubliés a vécu une restructuration complète au cours de cette année qui a marqué le début d'un nouveau chapitre passionnant pour notre association. Depuis le procès, nous avons travaillé avec détermination et engagement pour réaliser notre vision et concrétiser nos objectifs. Malgré les défis inhérents à nos débuts, notamment le manque de moyens financiers, nous sommes fiers des progrès et des réalisations accomplies au cours de cette période cruciale de notre développement.

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Nous avons appris, grandi et évolué en tant qu'organisation. Nous avons établi des partenariats précieux dans les domaines du soin, de l’accompagnement juridique ainsi que celui de l’insertion sociale et professionnelle sur différents territoires. Nous avons choisi de nous appuyer sur les forces vives existantes qui ont un savoir-faire, un ancrage territorial et une expertise propre afin de pouvoir intervenir de la manière la plus efficace possible. Nous croyons en la force du collectif et nous nous entourons de partenaires qui partagent notre vision de l'accompagnement.

Pouvez-vous nous donner un exemple de jeunes filles que vous tentez de sauver de l’emprise ?

La situation d'une jeune fille (sortie de la prostitution récemment), issue d'une famille recomposée, est préoccupante et révélatrice des défaillances du système de protection de l'enfance. Alors que la mesure éducative ordonnée par le juge établit la domiciliation de la jeune fille dans le département de la Haute-Garonne et accorde un droit de visite au père qui vit dans les Bouches-du-Rhône, elle fugue régulièrement de chez sa mère pour se rendre chez son père, qui ne prend pas la mesure du problème.

Malheureusement, les autorités restent insensibles aux signalements de la mère auprès de la gendarmerie, et la jeune fille est retrouvée à plusieurs reprises dans les Bouches-du-Rhône après avoir fugué. L'ASE (Aide sociale à l'enfance), confrontée à un manque de places, demande au père de garder sa fille quoi qu’en dise l’ordonnance du juge, mais elle finit par fuir à nouveau et est retrouvée par les gendarmes dans les Bouches-du-Rhône.

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Les failles dans ce dossier sont multiples : les décisions du parquet ne sont pas appliquées, la référente de l'ASE semble inactive, aucun référent n'a été désigné auprès du parquet depuis plus de deux mois, et les solutions de prise en charge proposées par Nos Ados Oubliés ne sont pas prises en compte.

Cette jeune fille de 16 ans se retrouve ainsi dans une situation critique, déscolarisée, abandonnée, et souffre aujourd’hui de séquelles physiques suite à des prises de stupéfiants durant la période ou elle était victime de prostitution. Cette situation est malheureusement représentative de nombreux cas de suivi défaillant au sein du système de protection de l'enfance.

Plus largement, quels sont les obstacles auxquels vous avez à faire face ?

Dans notre mission d'accompagnement des victimes, nous sommes confrontés à plusieurs freins majeurs qui entravent notre capacité à offrir un soutien efficace et complet. Tout d'abord, l'absence d'un diagnostic national sur la problématique, qui empêche la mise en place de politiques et de programmes cohérents de prévention et de prise en charge. Ce manque de prévention est exacerbé par le manque de sensibilisation et de formation des professionnels encadrants, qui peuvent ne pas être suffisamment outillés pour reconnaître et traiter les signes de victimisation chez les mineurs.

La stigmatisation des mineurs victimes est un autre défi crucial, car elle peut entraîner la sous-déclaration des cas et limiter l'accès des victimes aux services de soutien. Quant au système de protection de l'enfance, il peine à s'adapter aux besoins spécifiques des victimes mineures, ce qui crée des disparités inquiétantes en matière de prise en charge selon les territoires.

Le manque de suivi psychologique et physique est également un problème majeur, car les délais d'attente pour obtenir un rendez-vous en Centre médico-psychologique (CMP) peuvent être excessivement longs, pouvant aller jusqu'à trois ans dans certains cas. Cette attente prolongée expose les victimes à un risque accru de complications psychologiques et physiques.

Par ailleurs, la non-prise en compte du phénomène d'emprise dont sont victimes ces mineurs et le non-respect des ordonnances judiciaires sont des obstacles supplémentaires qui compromettent la sécurité et le bien-être des victimes. De même, l'absence de solutions spécifiques pour les mineurs de 15 ans ou moins et le manque de moyens financiers limitent notre capacité à fournir une assistance adéquate à cette population vulnérable. En somme, ces freins soulignent l'urgence de réformes systémiques et d'investissements significatifs pour améliorer la protection et le soutien des mineurs victimes.

À plus long terme, quels sont vos projets pour diffuser auprès du grand public les problématiques liées à la prostitution des mineurs ?

Pour l'année à venir, notre association a de nombreux projets ambitieux en cours, à la fois sur le plan personnel et au niveau de nos actions collectives. À titre personnel, nous avons plusieurs projets de sensibilisation en préparation, notamment un film et un documentaire qui mettront en lumière les défis auxquels sont confrontés les mineurs victimes de la prostitution. Nous sommes en discussion avec un auteur pour la publication d'un livre qui approfondira cette problématique et contribuera à élever la voix des victimes.

Au niveau de l'association, notre secrétaire travaille activement sur un court métrage qui aura pour objectif de sensibiliser le public à la question de la protection des mineurs. En parallèle, nous sommes engagés dans la mise en place de séjours de rupture et de reconstruction, visant à favoriser une reconnexion des jeunes avec la réalité et à leur offrir un environnement propice à leur guérison.

Nous prévoyons également d'organiser des sessions d'information dans les écoles, destinées à sensibiliser les élèves, les enseignants et les parents aux signes de la prostitution des mineurs et aux dangers associés, en mettant en avant les dérives des réseaux sociaux comme point de départ. De même, nous envisageons de déployer des permanences mobiles dans les quartiers à risque, offrant ainsi des services de soutien et d'information aux jeunes susceptibles d'être exposés aux dangers.

Pour renforcer le soutien et la solidarité entre jeunes, nous allons faciliter la création de réseaux de soutien où ceux qui ont été touchés par le fléau pourront partager leurs expériences, offrir un soutien mutuel et sensibiliser à la prévention. Enfin, nous allons mettre en place des sessions régulières d'écoute et de conseil, assurées par des professionnels formés, pour les jeunes en situation de vulnérabilité, afin de créer un espace sûr pour s'exprimer et recevoir des conseils. Nous prévoyons également de dispenser des formations rapides aux intervenants de terrain sur la détection précoce des situations à risque chez les mineurs et sur la manière d'apporter un premier soutien. Ces initiatives reflètent notre engagement continu à lutter contre la prostitution des mineurs et à soutenir ceux qui en sont victimes.

QOSHE - Prostitution des mineurs : "En dépit de la médiatisation croissante, les peines sont souvent décevantes" - Etienne Campion
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Prostitution des mineurs : "En dépit de la médiatisation croissante, les peines sont souvent décevantes"

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12.03.2024

En septembre 2021, Marianne racontait le combat de Jennifer Pailhé (dans un article accessible ici). Deux ans plus tôt, son histoire débutait de façon d’autant plus sinistre qu'elle était en prison, lorsqu'elle découvrait que sa fille, Assia, se prostituait sur des sites d'annonce. Jennifer s'est battue, inlassablement sur les traces de l'adolescente (de dos, sur la photo d'illustration de cet article), flirtant parfois avec l'envie de se faire justice elle-même, quand elle finissait par retrouver sa fille, blessée et humiliée. Puis elle a réussi à judiciariser son malheur et a lutté pour que le proxénète, Brice Patissier, qui était le petit copain d'Assia, soit jugé, et enfin condamné, en mars 2023, à 12 ans d'emprisonnement par la cour criminelle du Val-d’Oise, reconnu coupable de viol, proxénétisme, séquestration et violence. Nous étions au procès.

La vie de Jennifer a quelque chose de romanesque, et ce n'est pas un hasard qu'un film, un documentaire et un livre sont en préparation pour retranscrire son combat, comme elle nous l'explique dans cet entretien, que nous publions en complément de notre dossier sur la prostitution des mineurs, accessible ici. Jennifer nous raconte les difficultés quotidiennes auxquelles elle fait face avec l'association qu'elle a créée pour lutter contre la prostitution des mineurs : Nos ados oubliés. Mais aussi le genre de profil des jeunes filles qu'elle et son association sortent de la prostitution.

Marianne : Depuis le procès de Brice Patissier (condamné à 12 ans de prison ferme), proxénète de votre fille Assia, il y a un an, comment avez-vous vu évoluer le phénomène de la prostitution des mineurs ?

Jennifer Pailhé : Le procès d'Assia a mis en lumière une réalité troublante : bien que la société civile commence à prendre conscience de la problématique de la prostitution des mineurs, les condamnations ne sont pas toujours à la hauteur. En dépit d'une couverture médiatique croissante sur le sujet, les verdicts restent souvent décevants. Des cas comme celui d'Assia, où les coupables sont effectivement condamnés (à une peine de 12 ans dans son cas) demeurent malheureusement exceptionnels.

A LIRE AUSSI : "Mon premier amour a fait de moi sa chose" : le cri d'une ado et sa mère au procès de Brice Patissier

Il est alarmant de constater que trop souvent, les prévenus écopent de peines légères, voire de sursis, alors que les victimes endurent des séquelles profondes et durables. De plus, la disparité des décisions judiciaires selon les territoires est préoccupante. Il est regrettable de constater que dans certaines régions, comme à Marseille, une attention particulière est accordée à ces affaires, tandis que dans d'autres la problématique semble moins prise en compte.

Le travail........

© Marianne


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