Le rouge-brunisme est-il un humanisme ? L'étonnant syncrétisme politique de Sahra Wagenknecht, en tout cas, voudrait le laisser entendre. Une dissonance cognitive faite idéologie, qui allie en effet une grosse dose de gauche sociale (avec resucée de stalinisme) et autoritarisme régalien (dont la ligne anti-immigration, qui contribue à faire parler d'elle). Sahra Wagenknecht a justement accordé un entretien à Marianne il y a quelques jours. Notre collaboratrice Marie Labat a obtenu la première interview à un journal français de l'étonnante femme politique depuis la fondation de son parti « Pour la raison et la justice » en septembre dernier.

Pour l'occasion, nous avons interrogé le politologue Patrick Moreau, auteur d'une note pour la Fondapol, en janvier, intitulée « L'émergence d'une gauche conservatrice en Allemagne : l'Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice (BSW) ». Il raconte son parcours, examine sa doctrine politique, et évalue ses chances de succès.

Marianne : Quel est le parcours de Sahra Wagenknecht, qui vient du communisme et du stalinisme ?

Patrick Moreau :Sahra Wagenknecht est une des personnalités les plus intéressantes du monde politique allemand. Cultivée, brillante débatteuse, de toute évidence lectrice passionnée, elle est une vedette médiatique, omniprésente, peut-être trop. Nous l'observons depuis les années quatre-vingt-dix et avons suivi sa longue marche de la plateforme communiste du Parti du socialisme démocratique (Partei des Demokratischen Sozialismus) jusqu'à la direction de la fraction Die Linke au Bundestag, puis aujourd'hui dans ce qui sera son ultime combat : la fondation d'un nouveau parti politique, durable et rénovateur du système politique allemand.

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Au début de l'été 1989, elle adhère au SED, Parti socialiste unifié d'Allemagne (Sozialistische Einheitspartei Deutschland), pour, selon ses propres dires, réformer le socialisme et s'opposer aux opportunistes. Elle considère et qualifie de contre-révolution la chute du Mur et la révolution pacifique qui mène à la fin de la RDA.

Au lendemain de la réunification, de 1991 à 2010, Wagenknecht a été membre de la direction de la Plateforme communiste (KPF), un regroupement de membres et de sympathisants d'orientation communiste orthodoxe au sein du parti. Le comité directeur du PDS jugeait d'ailleurs incompatible avec le programme du parti la « position positive du modèle stalinien » défendue publiquement par Wagenknecht en tant que porte-parole du KPF.

Elle a aussi un tropisme « philosophie »…

À partir du semestre d'été 1990, elle étudie la philosophie et la littérature allemande moderne, passe un magistère en septembre 1996 avec un travail sur la réception de Hegel par le jeune Karl Marx. C'est le marxisme qui l'amène à étudier l'économie politique. Elle passe sa thèse de doctorat en économie politique (Les limites du choix. Décisions d'épargne et besoins fondamentaux dans les pays développés) en août 2012.

Ce parcours universitaire est à l'origine de la mutation politique observable entre 2012 et aujourd'hui. Wagenknecht a toujours polarisé, tant à l'extérieur qu'en interne du parti. La marche à la scission s'est accéléré en juin 2021, des militants demandant son exclusion, pour avoir causé un « grave préjudice » à Die Linke avec son livre Die Selbstgerechten (Les Biens Pensants).

L'accélération de la crise était due à la question ukrainienne et au soutien inconditionnel de Wagenknecht à la Russie. Die Linke se divisait et des adhérents démissionnaient. Les pro et les anti-Wagenknecht s'affrontaient alors à tous les niveaux administratifs du parti et dans la presse. La démission en mars 2022 d'Oskar Lafontaine de Die Linke, son mari depuis le 22 décembre 2014, est venue renforcer l'hostilité de la nouvelle direction de Die Linke, qui voyait la puissante fédération de Sarre s'effondrer comme un jeu de cartes.

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Un de ses biographes note très justement : « Le parcours de Wagenknecht révèle de l'ambition, de la détermination et la capacité à saisir les opportunités, mais aussi suffisamment de réalisme et de flair pour les situations plutôt défavorables. Elle ne s'est pas laissée entraîner dans des actions irréfléchies ou risquées. Elle a pu être tenue à l'écart du centre du pouvoir du PDS, mais son influence idéologique n'a jamais été faible, comme en témoigne la violence exagérée des débats. »

Comment s’est-elle s’est faite la rupture avec Die Linke, en 2023 ?

Sahra Wagenknecht s'est inspirée des thèses de Bernie Sanders, l'idole de la gauche américaine, qui s'est certes positionné pour le droit d'asile, mais aussi contre une immigration incontrôlée. Elle colle sur ce point aux sondages. L'immigration est, avec l'inflation, le principal problème des Allemands. Wagenknecht sait que les flux migratoires sont le thème portant du parti national-populiste AfD, aujourd'hui la deuxième force politique en Allemagne. Malgré une massive mobilisation populaire actuelle contre ce parti, il reste en position de force dans les nouveaux Bundesländer (à l'Est) et a aussi progressé à l'ouest de l'Allemagne. Un des objectifs du BSW est de regagner des électeurs de l'AfD. Un pont est le rejet de l'immigration et une critique du capitalisme.

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Le positionnement anti-migratoire de Wagenknecht est culturel et économique. Les cas suédois et français montrent, selon elle, que l'intégration ne peut pas fonctionner sans un contrôle strict des flux migratoires. De plus, elle postule que l'immigration est une arme du capitalisme pour paupériser les travailleurs allemands. Elle donne au cadre national une priorité et affirme que la politique actuelle de la coalition (aide sociale et au logement, politique de santé…) est une incitation à l'immigration, non finançable à court terme. La direction de Die Linke plaidait pour sa part pour une immigration illimitée. Le conflit était inévitable.

Quelle est la doctrine de ce nouveau parti, l’Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice ?

Pour l'instant le parti n'a pas encore de programme, en dehors de son manifeste de fondation. Dans son livre Die Selbstgerechten ainsi que dans des dizaines d'interviews, elle s'engage pour une limitation de l'immigration, un arrêt des livraisons d'armes à l'Ukraine, une levée des sanctions énergétiques contre la Russie, une poursuite de l'utilisation du gaz et du pétrole bon marché, une remise en cause de la politique climatique défendue par les Verts, le sauvetage des moteurs à combustion et de l'industrie automobile.

Sahra Wagenknecht plaide aussi pour des salaires minimums et conventionnels plus élevés et de meilleures prestations de l'assurance chômage et de l'assurance retraite, même si cela implique des cotisations plus élevées. L’État doit investir plus d'argent dans l'éducation et les infrastructures et, pour cela, assouplir le frein à l'endettement et taxer davantage les fortunes et les hauts revenus. Une réforme de l'UE est aussi planifiée.

Sahra Wagenknecht a tendance à distinguer deux gauches : la gauche ouvriériste classique et la gauche urbaine qu’on pourrait appeler « bobo » ? D’où cela vient-il ?

Sahra Wagenknecht, en bonne économiste, sait que son potentiel électoral va bien au-delà de la gauche ouvrière. Son objectif est de repolitiser le Quart-Monde (qui s'abstient en majorité électoralement), de convaincre la gauche ouvriériste et autoritaire, mais aussi les classes moyennes en situation de crise dans la conjoncture actuelle. Elle offre, pour ce faire, un projet socialiste redistributeur, clairement anticapitaliste, à peu près sur la ligne économique de Thomas Piketty en France.

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La gauche urbaine identitaire – défenseur du wokisme – est de fait un ennemi, car elle se concentre sur les minorités, qui ne sont pas, en soi, des acteurs révolutionnaires ou anticapitaliste. Elle reproche au wokisme, mais aussi aux écologistes de gauche, d'être dogmatiques et de vouloir imposer à l'immense majorité des gens un modèle de vie contraignant (nourriture, transport, écriture, éducation…). Ce en quoi elle colle aux sondages qui montrent que le wokisme est pour le moins mal aimé en Allemagne, au-delà de ses bastions universitaires et médiatiques.

Pensez-vous qu’elle ait un avenir politique au point d’atteindre le pouvoir ?

Sarah Wagenknecht devra faire de la politique au jour le jour et gérer habilement ses atouts. Alors que ses positions de gauche sur le plan économique sont classiques, ses préférences culturelles autoritaires de droite la placent dans un espace unique et inoccupé de la politique allemande. L'attrait de Sarah Wagenknecht pour les électeurs repose sur leurs propres tendances conservatrices dans le spectre socioculturel, ainsi que sur une insatisfaction générale à l'égard de la démocratie. Son positionnement idéologique pourrait lui permettre de trouver à l'avenir une place originale dans le système politique allemand.

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Il faut néanmoins distinguer les niveaux de pouvoir qui sont de trois types : communaux, régionaux (Länder) et nationaux. Le BSW aura des élus au Parlement européen, mais les sondages actuels montrent que la gauche non social-démocrate va s'affaiblir, alors que l'extrême droite va considérablement se renforcer. En RFA, sur le plan communal, si le BSW parvient à se donner des fédérations régionales et trouver des cadres politiques, il jouera localement, et ceci surtout dans les nouveaux Bundesländer, un rôle comparable à celui du parti agonisant Die Linke et aura des fractions communales, et peut-être quelques maires. Dans les nouveaux Bundesländer, le BSW franchira la barre de représentativité de 5 % et pourrait alors devenir un partenaire d'appoint pour de vastes coalitions anti-AfD. Sahra Wagenknecht a d'ailleurs annoncé qu'elle était prête à se coaliser avec la CDU. Les élections au Bundestag sont encore loin, mais on peut penser qu'elle pourrait disposer d'une fraction à la chambre. Si le SPD et les Verts se revitalisaient électoralement et si Die Linke s'effondrait, le BSW pourrait être un partenaire d'appoint pour une coalition de Gauche, mais cette option est – vu la force de la CDU – très hypothétique. En clair, le pouvoir – une chancelière Wagenknecht – est hors de portée du BSW.

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"Pour Wagenknecht, l'immigration est une arme du capitalisme pour paupériser les travailleurs"

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12.02.2024

Le rouge-brunisme est-il un humanisme ? L'étonnant syncrétisme politique de Sahra Wagenknecht, en tout cas, voudrait le laisser entendre. Une dissonance cognitive faite idéologie, qui allie en effet une grosse dose de gauche sociale (avec resucée de stalinisme) et autoritarisme régalien (dont la ligne anti-immigration, qui contribue à faire parler d'elle). Sahra Wagenknecht a justement accordé un entretien à Marianne il y a quelques jours. Notre collaboratrice Marie Labat a obtenu la première interview à un journal français de l'étonnante femme politique depuis la fondation de son parti « Pour la raison et la justice » en septembre dernier.

Pour l'occasion, nous avons interrogé le politologue Patrick Moreau, auteur d'une note pour la Fondapol, en janvier, intitulée « L'émergence d'une gauche conservatrice en Allemagne : l'Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice (BSW) ». Il raconte son parcours, examine sa doctrine politique, et évalue ses chances de succès.

Marianne : Quel est le parcours de Sahra Wagenknecht, qui vient du communisme et du stalinisme ?

Patrick Moreau :Sahra Wagenknecht est une des personnalités les plus intéressantes du monde politique allemand. Cultivée, brillante débatteuse, de toute évidence lectrice passionnée, elle est une vedette médiatique, omniprésente, peut-être trop. Nous l'observons depuis les années quatre-vingt-dix et avons suivi sa longue marche de la plateforme communiste du Parti du socialisme démocratique (Partei des Demokratischen Sozialismus) jusqu'à la direction de la fraction Die Linke au Bundestag, puis aujourd'hui dans ce qui sera son ultime combat : la fondation d'un nouveau parti politique, durable et rénovateur du système politique allemand.

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Au début de l'été 1989, elle adhère au SED, Parti socialiste unifié d'Allemagne (Sozialistische Einheitspartei Deutschland), pour, selon ses propres dires, réformer le socialisme et s'opposer aux opportunistes. Elle considère et qualifie de contre-révolution la chute du Mur et la révolution pacifique qui mène à la fin de la RDA.

Au lendemain de la réunification, de 1991 à 2010, Wagenknecht a été membre de la direction de la Plateforme communiste (KPF), un regroupement de membres et de sympathisants d'orientation communiste orthodoxe au sein du parti. Le comité directeur du PDS jugeait d'ailleurs incompatible avec le programme du parti la « position positive du modèle stalinien » défendue publiquement par Wagenknecht en tant que porte-parole du KPF.

Elle a aussi un tropisme « philosophie »…

À partir du semestre d'été 1990,........

© Marianne


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