Les sillons que l'on trace (Fayard), l'ouvrage de l'agricultrice Anne-Cécile Suzanne, est arrivé à point nommé, ce 24 janvier, pour aider à comprendre la présente révolte des agriculteurs français. Fille d'agriculteur, la jeune femme n'était pas destinée à travailler la terre, jusqu'à ce que son père disparaisse d'un cancer, quand elle avait 20 ans, et qu'elle décide de reprendre son exploitation en péril.

Les sillons que l'on trace est un livre personnel – Anne-Cécile Suzanne ne professe aucun magistère, pour parler au nom de tous les agriculteurs –, il demeure : en tant qu'éleveuse, elle porte un regard avisé sur les tourments de cette « catégorie la plus sinistrée de l’agriculture française », selon ses dires. De même, elle n'est pas tendre avec la responsabilité de l'Union européenne, qu'elle estime double, dans la crise actuelle. « Les agriculteurs ont l’impression d’être sacrifiés sur l’autel de la Commission européenne », juge-t-elle.

Marianne : Votre livre paraît en pleine révolte des agriculteurs. Voyiez-vous celle-ci venir ?

Anne-Cécile Suzanne :Je suis vraiment surprise qu’elle n’ait pas eu lieu plus tôt, à vrai dire ! Cela fait maintenant longtemps que les agriculteurs demandent qu’on prenne en compte leurs contraintes et que les autorités publiques et économiques font la sourde oreille, leur demandant toujours plus d’efforts, toujours plus de transitions, sans se demander comment ils vont faire pour les concrétiser. On a abondance de beaux discours en matière agricole, mais très peu d’actes derrière.

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Qu’est-ce que cette révolte comporte de nouveau, selon vous ?

Ce qui est assez inédit tient au front commun avec lequel les agriculteurs manifestent aujourd’hui. On était habitués aux manifestations des betteraviers et des céréaliers. Je suis frappée, aujourd’hui, par la convergence des luttes, d’une part, et par la proportion d’éleveurs d’autre part. Ces derniers ont beaucoup de travail actuellement, les animaux étant en bâtiment (alors que l’été, ils sont en pâture et nécessitent moins de soins), pourtant ils répondent massivement présents. Il faut dire qu’ils constituent de loin la catégorie la plus sinistrée de l’agriculture française…

Quelle est la responsabilité de l’Union européenne ? Et des réglementations européennes ?

Je dirais que la responsabilité de l’Union européenne est double. En votant le Pacte Vert et la stratégie « De la ferme à la table » tout en diminuant le budget de la PAC en euros constants, elle a incarné cette déconnexion du politique aux enjeux concrets des agriculteurs : faites plus, leur dit-elle, avec moins d’argent – au-delà de la PAC, le revenu agricole français a baissé de 40 % en 30 ans en euros constants. Ça explique vraiment le fait que le mouvement de révolte des agriculteurs soit aujourd’hui européen, et pas franco-français.

La seconde responsabilité de l'Union européenne relève de la vision qu’elle donne de l’agriculture européenne. Cette vision est profondément anxiogène pour les agriculteurs, qui en voient les implications plus rapidement que le reste de la population. L’ambition de l’Union européenne est une agriculture plus verte au prix d’une réduction massive de production, à la fois en céréales, légumes et fruits et aussi et surtout en élevage. Les agriculteurs ont l’impression d’être sacrifiés sur l’autel de la Commission européenne, de façon insensée. Et de fait, la diminution actuelle de la production agricole européenne se solde juste… par plus d’importations aux frontières de denrées moins contrôlées sanitairement, environnementalement, et socialement.

Pouvez-vous donner des exemples de normes qui étouffent le métier d’agriculteur ?

Il y en a plusieurs, mais je pense à celle encadrant les haies. Je vous donne un exemple vécu qui date de cet été. 80 % de mes champs sont entourés de haies, c’est dire si je les affectionne ! Mais parfois, il faut savoir les couper pour les régénérer et permettre leur repousse, les arbres finissant par se fatiguer. C’est ce qu’on appelle le recépage. Une vieille haie était concernée. J’ai donc fait une demande administrative auprès du maire de la commune pour procéder à cette coupe, deux mois avant mon accouchement. Le maire a pris son temps, mais à force de relances, a refusé cette demande, en la considérant comme une destruction de haie alors que l’objectif était justement de la sauver.

J'ai refait une demande, quelques jours après mon accouchement par césarienne, car il y avait urgence : la zone était humide et il fallait absolument procéder aux travaux avant les pluies. Il m'a demandé de passer par la mairie pour m’expliquer, sans quoi il refuserait de nouveau. Le fait que j’ai un nouveau-né ne l'a pas dissuadé une seconde d’insister. Je me retrouvais donc, avec mon nourrisson de quinze jours, à peine remise de l’intervention, à devoir aller dans une mairie surchauffée sous canicule, pour expliquer mon projet et complaire aux formalités administratives. Je peux vous assurer que la prochaine fois, j’hésiterai avant de faire une demande, la tentation du « pas vu pas pris » étant forte face aux difficultés liées aux démarches !

Le documentaire d’Édouard Bergeon, L’Amour Vache, illustre une autre de ces normes. Il retrace la vie d’un agriculteur obligé d’abattre l’intégralité de son troupeau du fait d’un cas de tuberculose dans son cheptel et montre à quel point, dans cette expérience traumatisante, l’administration ne fait qu’ajouter de la violence. Les normes en soi ne sont pas nécessairement inutiles, loin de là. Mais la manière dont elles sont appliquées et l’injustice inhérente au fait de les faire appliquer aux agriculteurs français mais pas à leurs voisins, voilà le cœur du problème.

Votre livre est dédié à votre père, dont vous avez repris l’exploitation après sa mort. Pourquoi ce choix, et comment conciliez-vous la ferme avec votre emploi dans le consulting ?

Mon père ne voulait absolument pas faire de moi une agricultrice, bien au contraire. Ce n’est qu'après sa maladie, puis son décès, que je me suis immergée, d’abord bien malgré moi, dans le métier. Après sa disparition, je ne pouvais plus perdre cette partie de lui qui restait bien en vie, là, derrière la maison : ses vaches qui respiraient, ses terres qui donnaient la vie. C’est comme ça, véritablement, que je suis devenue agricultrice : pour faire perdurer la vie, sa vie. Ce n’est que très progressivement que j’ai finalement fait le choix conscient de devenir agricultrice, pour moi, parce que j’y trouvais mon bonheur.

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Cependant, je ne suis pas faite pour rester à 100 % sur ma ferme. J’ai aussi besoin de cultiver l’agriculture un peu autrement, depuis le sol parisien, en travaillant à son avenir. C’est en cela que l’emploi de consulting a du sens pour moi : j’y travaille, très concrètement, à structurer des filières agricoles pérennes, rémunératrices, vertueuses pour l’environnement, avec les industries agroalimentaires, textiles, et la distribution. C’est un emploi du temps très chargé, fait d’allers-retours, de timings serrés et de beaucoup d’adaptabilité en fonction des impératifs de la ferme, mais ça se fait !

Vous évoquez la dépendance du métier d’agriculteur aux aléas de la nature. Cette dépendance, notamment à la météo, n’est-elle pas la spécificité qui distingue ce métier et constitue sa difficulté fondamentale – que les citadins ne peuvent comprendre – qui, parfois, conduit les exploitants à ressentir ingratitude et injustice ?

Travailler avec la nature suppose l’aléatoire, l’injuste, la fatalité, tout autant que la beauté, la passion, l’émerveillement. C’est ainsi. Donc oui, le métier d’agriculteur est en permanence suspendu à ce que le climat voudra bien permettre, à ce que la terre voudra bien donner. Je pense que c’est aussi ce qui rend le métier attachant.

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Il n’y a pas un agriculteur qui s’installe sans savoir cela. Ce qui devient particulièrement difficile, c’est quand à cet aléatoire-là s’ajoute l’aléatoire des marchés, qui définissent les prix de vente. L’aléatoire de l’administration qui impose et contrôle. L’aléatoire de la santé personnelle, dont dépend toute la vie professionnelle. L’aléatoire de l’opinion publique, qui est capable des pires considérations comme des meilleures envers les agriculteurs.

L’opinion publique, justement, soutient dans une grande majorité les mouvements d’agriculteurs, et une forme de « soft power culturel paysan » existe depuis des années déjà, notamment à travers le cinéma, via Au nom de la terre, le film d’Édouard Bergeon que vous venez de citer par exemple…

Et pourtant les agriculteurs n’imposent pas leurs vues non, sinon cela ferait longtemps qu’ils auraient obtenu gain de cause. En revanche, ils ont un poids énorme, même si on les écoute peu. De fait, chaque Français mange (normalement !) trois fois par jour, et a pour cela besoin d’une alimentation complète, saine, produite par les agriculteurs. Chacun possède par ailleurs un attachement aux campagnes, aux paysages français. Ici, c’est une bénédiction pour les agriculteurs, qui incarnent cette campagne en partie, mais aussi une malédiction : on leur demande de conserver le patrimoine, la campagne des années 1960. C’est comme si on demandait à chacun de vivre comme à l’après-guerre ! Personne ne l’accepterait. Les agriculteurs ne l’acceptent donc pas.

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"Les agriculteurs se sentent sacrifiés sur l’autel de la Commission européenne" : les vérités d'une éleveuse

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30.01.2024

Les sillons que l'on trace (Fayard), l'ouvrage de l'agricultrice Anne-Cécile Suzanne, est arrivé à point nommé, ce 24 janvier, pour aider à comprendre la présente révolte des agriculteurs français. Fille d'agriculteur, la jeune femme n'était pas destinée à travailler la terre, jusqu'à ce que son père disparaisse d'un cancer, quand elle avait 20 ans, et qu'elle décide de reprendre son exploitation en péril.

Les sillons que l'on trace est un livre personnel – Anne-Cécile Suzanne ne professe aucun magistère, pour parler au nom de tous les agriculteurs –, il demeure : en tant qu'éleveuse, elle porte un regard avisé sur les tourments de cette « catégorie la plus sinistrée de l’agriculture française », selon ses dires. De même, elle n'est pas tendre avec la responsabilité de l'Union européenne, qu'elle estime double, dans la crise actuelle. « Les agriculteurs ont l’impression d’être sacrifiés sur l’autel de la Commission européenne », juge-t-elle.

Marianne : Votre livre paraît en pleine révolte des agriculteurs. Voyiez-vous celle-ci venir ?

Anne-Cécile Suzanne :Je suis vraiment surprise qu’elle n’ait pas eu lieu plus tôt, à vrai dire ! Cela fait maintenant longtemps que les agriculteurs demandent qu’on prenne en compte leurs contraintes et que les autorités publiques et économiques font la sourde oreille, leur demandant toujours plus d’efforts, toujours plus de transitions, sans se demander comment ils vont faire pour les concrétiser. On a abondance de beaux discours en matière agricole, mais très peu d’actes derrière.

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Qu’est-ce que cette révolte comporte de nouveau, selon vous ?

Ce qui est assez inédit tient au front commun avec lequel les agriculteurs manifestent aujourd’hui. On était habitués aux manifestations des betteraviers et des céréaliers. Je suis frappée, aujourd’hui, par la convergence des luttes, d’une part, et par la proportion d’éleveurs d’autre part. Ces derniers ont beaucoup de travail actuellement, les animaux étant en bâtiment (alors que l’été, ils sont en pâture et nécessitent moins de soins), pourtant ils répondent massivement présents. Il faut dire qu’ils constituent de loin la catégorie la plus sinistrée de l’agriculture française…

Quelle est la responsabilité de l’Union européenne ? Et des réglementations européennes........

© Marianne


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