C’était l’un des pires châtiments dans la Grèce antique. En cas de meurtre politique ou de haute trahison, l’assemblée des citoyens pouvait décider la kataskaphê, la destruction de la maison du coupable, et la condamnation de sa famille à l’exil. Par cette peine, écrit l’historien Walter R. Connor, la cité voulait matérialiser «la mise à l’écart définitive de la société du transgresseur et de ses descendants» < fn>Walter R. Connor, «The razing of the house in Greek society», Transactions of the American Philological Association, vol. 115, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1985.. Le moindre de leurs biens devait être réduit en poussière, afin d’éviter qu’il ne soit vendu ou échangé, et il arrivait même que l’on déterre les os de leurs ancêtres pour les jeter hors de la ville.

En matière de punition collective, la Chine impériale ne manquait pas non plus d’imagination. Pendant des siècles, elle a appliqué le principe d’«exécution du clan», c’est-à-dire la liquidation des familles de certains criminels. Toute la lignée pouvait y passer, ainsi que la belle-famille et parfois au-delà. Accusé de contester la légitimité de l’empereur, l’érudit Fang Xiaoru fut tué en 1402 avec l’ensemble de son entourage, depuis ses neveux jusqu’à ses élèves et ses amis, soit un total de 873 personnes.

Courantes dans l’Antiquité et au Moyen-Age, de telles sanctions passeraient aujourd’hui pour barbares. La justice moderne ne repose-t-elle pas sur le principe de responsabilité personnelle? Et le droit international ne range-t-il pas les peines collectives parmi les «crimes de guerre»? Nul ne saurait être puni pour des fautes qu’il n’a pas commises: même les régimes les plus autoritaires reconnaissent ce principe, au moins sur le papier.

En Palestine, le temps des châtiments collectifs semble pourtant n’avoir jamais disparu. Depuis des décennies, Israël rase les maisons de Palestiniens accusés de terrorisme, avant même toute condamnation judiciaire, mettant leur famille à la rue dans un seul but de vengeance, d’humiliation et d’intimidation. Cela touche aussi les habitants de Jérusalem-Est, qui peuvent perdre leur titre de résidence à cause des actes d’un proche. Comme de nombreux Etats en guerre, l’armée de Tel-Aviv pratique également l’exécution de voisinage, en pilonnant des immeubles entiers pour atteindre un suspect et même, depuis les attaques du 7 octobre, en ciblant l’intégralité d’une ville: tous les habitants de la bande de Gaza doivent payer pour les massacres du Hamas.

En France aussi flotte dans l’air un parfum de culpabilité par association. Sitôt qu’un immigré commet un crime, des voix s’élèvent pour réclamer une loi qui pénaliserait l’ensemble des étrangers. On ne compte plus les dirigeants politiques impatients de châtier les parents pour les méfaits de leurs enfants. Mme Valérie Pécresse (Les Républicains, LR) souhaite les priver d’allocations familiales, M. Eric Zemmour (Reconquête) les expulser des logements sociaux, M. Eric Ciotti (LR) les envoyer en prison… Comme aux Etats-Unis, où les parents peuvent se retrouver quelques jours derrière les barreaux lorsque leur progéniture sèche trop souvent l’école – méthode qui n’a jamais produit aucun résultat, hormis de précariser encore davantage des familles déjà fragiles.

Jadis apanage de l’extrême droite, l’idée a récemment conquis le camp du président Emmanuel Macron. «Il faudrait qu’à la première infraction, on arrive à sanctionner financièrement et facilement les familles, une sorte de tarif minimum dès la première connerie», préconisait le chef de l’Etat au lendemain des émeutes de l’été 2023, dans une logique digne de la mafia: un individu se montrerait d’autant plus obéissant qu’il sait ses proches menacés. Chargée d’affiner ce projet, la ministre des Solidarités a promis la mise en place de travaux d’intérêt général pour les «parents défaillants», une sanction pénale assortie d’une menace d’emprisonnement en cas de non-exécution.

Les amateurs de kataskaphê inventent un nouveau contrat social: en haut de l’échelle, tout succès mérite récompense individuelle; en bas, tout échec appelle une punition collective.

Article paru dans Le Monde diplomatique de mars 2024.

QOSHE - Punitions collectives - Benoît Bréville
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Punitions collectives

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28.02.2024

C’était l’un des pires châtiments dans la Grèce antique. En cas de meurtre politique ou de haute trahison, l’assemblée des citoyens pouvait décider la kataskaphê, la destruction de la maison du coupable, et la condamnation de sa famille à l’exil. Par cette peine, écrit l’historien Walter R. Connor, la cité voulait matérialiser «la mise à l’écart définitive de la société du transgresseur et de ses descendants» < fn>Walter R. Connor, «The razing of the house in Greek society», Transactions of the American Philological Association, vol. 115, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1985.. Le moindre de leurs biens devait être réduit en poussière, afin d’éviter qu’il ne soit vendu ou échangé, et il arrivait même que l’on déterre les os de leurs ancêtres pour les jeter hors de la ville.

En matière de punition collective, la Chine impériale ne manquait pas non plus d’imagination. Pendant des siècles, elle a appliqué le principe d’«exécution du clan», c’est-à-dire la liquidation des familles de certains criminels. Toute la lignée........

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