Toutes les personnes qui m’ont connue enfant vous le diront : j’étais une petite fille vraiment pas contrariante. Du genre à sourire – de ce sourire aimable mais un peu douloureux pour les maxillaires – avant même qu’on sorte l’appareil photo. On ne se défait pas facilement de ce type d’habitus, et de mon éducation de jeune fille rangée, j’ai gardé une certaine aversion du conflit.

Régulièrement, je sens mon estomac se figer à l’approche d’un désaccord. « Oh… il va y avoir une dispute », me dis-je alors que la conversation dérive sur un sujet politique.

Le problème, c’est que tout est politique, absolument tout. Les livres qu’on lit, les films qu’on aime, la voiture qu’on conduit, les vêtements qu’on porte, le pain qu’on mange...

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C’est fatigant, éprouvant pour les liens d’amitié (moi qui déteste me fâcher, j’ai perdu quelques amis pour des raisons politiques, et j’avoue que je marche sur des œufs quand on me demande mon opinion sur les livres de Sylvain Tesson – terrain particulièrement miné en ce moment – mais je vous donne ma parole qu’il n’y aura pas de dispute ici). Plutôt que de m’épuiser à courir les pétitions, j’ai décidé de la jouer comme Bartleby, ce personnage dont ne sait pas grand-chose en dehors du fait qu’« il préférerait ne pas ». Bartleby le gratte papier qui ne veut plus gratter du papier, l’ascète grignoteur de biscuits au gingembre, impassible à l’édification du mur de Wall Street qui le prive peu à peu de la lumière du jour.

Ainsi, je préférerais ne pas me rendre au concert d’un homme qui a tué sa femme en lui cognant dessus. Ne montez pas sur vos grands chevaux en brandissant le miroir magique de la liberté d’expression, ne me tancez pas avec des « on ne peut plus rien dire » et des « il faut séparer l’homme de l’artiste ». Je ne bâillonne aucune voix, je préférerais ne pas. C’est tout. Je le dis sans rage et sans violence.

La chronique du temps présent de François Morel : "Cher Monsieur le maire"

Je préférerais ne pas revoir Les Valseuses, dont j’ai aimé le côté voyou dans ma jeunesse (j’ai cru longtemps qu’il valait mieux se ranger du côté des voyous, qui étaient les plus forts). Je préférerais ne pas écouter les menus chipotages d’un homme accusé de viols et violences sur mineure sur l’âge qu’avait sa « compagne » quand il était « en couple » avec elle. Quatorze ou quinze ans (âge de la majorité sexuelle), comme si quelques mois suffisaient à solder une telle affaire.
Vous pourriez essayer pour voir, tâter le pouvoir de ces mots, la force, la sagesse qu’ils inspirent. Je préférerais ne pas. Une expérience de la résistance pour les discrets, ceux qui fuient la confrontation, et préfèrent, de temps en temps, se dérober à la colère. Je me demande comment tout cela va se terminer.

Astrid Eliard

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La chronique du temps présent d'Astrid Eliard : "Joue-la comme Bartleby"

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25.02.2024

Toutes les personnes qui m’ont connue enfant vous le diront : j’étais une petite fille vraiment pas contrariante. Du genre à sourire – de ce sourire aimable mais un peu douloureux pour les maxillaires – avant même qu’on sorte l’appareil photo. On ne se défait pas facilement de ce type d’habitus, et de mon éducation de jeune fille rangée, j’ai gardé une certaine aversion du conflit.

Régulièrement, je sens mon estomac se figer à l’approche d’un désaccord. « Oh… il va y avoir une dispute », me dis-je alors que la conversation dérive sur un sujet politique.

Le problème, c’est que tout est politique, absolument tout. Les livres qu’on lit, les films qu’on aime, la voiture qu’on conduit, les........

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