Depuis le début de l’année scolaire, comme chaque année, les enfants de notre école primaire pratiquent des pièces musicales instrumentales et chantées issues de divers répertoires et horizons culturels. Au fil des ans, ce sont de s pièces en français, en latin, en innu, en anglais ou encore en inuktitut qui ont été chantées. Le tout est couronné à la fin de l’année par une série de concerts, qui font la plus grande fierté des enfants, de leurs parents et de leurs enseignantes et enseignants.

À notre avis, c’est malheureusement la censure et l’annulation qui font leur entrée à notre école cette année. En effet, le concert des élèves de 2e et de 4e années a été amputé d’une partie de son contenu sur la base inacceptable de l’origine ethnique. Le 26 mars dernier, à moins d’un mois du concert, un parent a remis en question le choix d’une pièce musicale provenant du folklore hébreu, sous prétexte du contexte politique et des sensibilités entourant le conflit israélo-palestinien.

Après discussion avec l’enseignante, tout semblait résolu. Toutefois, la direction de l’école et le Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) ont décidé de procéder à l’analyse du programme musical conçu par les enseignants, lequel comprenait 4 pièces en hébreu sur un total de 21 pièces. À cause de la peur et de la panique, le couperet tombe, et la censure se met alors à opérer. La direction juge qu’il y a trop de chansons issues du répertoire israélien et que certaines paroles pourraient être mal perçues dans le contexte politique et social actuel.

Après avoir initialement imposé l’annulation de toutes les pièces hébraïques que les enfants devaient jouer lors de leur concert, la direction est revenue quelque peu sur sa décision. Ce sont finalement trois des cinq pièces prévues qui seront censurées. Une pièce est interdite et supprimée du répertoire. On élimine l’hébreu d’une autre que l’on remplace par des fredonnements. Culturellement moins délicate, la pièce instrumentale reste indemne, tout comme l’une des trois pièces chantées, qui conserve son titre et ses paroles dans sa langue d’origine. Enfin, une pièce est finalement traduite en anglais, résultat ici de l’autocensure que s’est imposée l’enseignante après avoir compris le danger qu’elle encourt.

Lors de nos interventions auprès de la direction de l’école et du CSSDM, nous avons proposé que la direction, si elle en ressentait le besoin, explique aux spectateurs la démarche et le choix du répertoire, tout en renforçant un message de paix. De plus, le mot soldat que l’on trouve dans la populaire pièce Tsena, Tsena pouvait être remplacé par le mot « ami », comme on le trouve dans la version du chanteur pacifiste folk étasunien Pete Seeger. Rien à faire : le pouvoir de gestion avait parlé.

Éclairé dans sa démarche par ce que nous estimons être l’amalgame, la surinterprétation, l’idéologie et la peur, le CSSDM a sonné la fin de la récréation. Au jeu, au plaisir, à l’art, à la culture et au savoir se sont substitués l’ignorance, l’obscurantisme et la rectitude politique d’une administration et de ses porte-queue.

Soyons clairs : nous sommes inconditionnellement empathiques et solidaires de toutes les personnes qui souffrent de cette guerre terrible — et de tous les autres conflits, par ailleurs. Mais nous ne pouvons nous résigner à accepter que, parfois, il soit acceptable d’annuler un objet culturel sur la base de l’origine ethnique. Chose certaine, le conflit qui fait rage au Moyen-Orient n’a rien à voir avec le répertoire programmé. En faisant ainsi l’amalgame et en annulant ces chansons, la direction ne fait que creuser davantage le clivage entre les peuples et polariser les opinions.

En voulant sécuriser l’espace, on le mine. Voilà un terreau fertile qui alimente la haine plutôt que de favoriser le dialogue et l’ouverture à l’autre.

Par sa censure, l’administration rend coupables un peuple et sa culture et, ce faisant, invite la politique, la guerre et les religions à l’école. Comme le dit l’UNESCO, « les guerres prenant naissance dans l’esprit des humains, c’est dans l’esprit des humains que doivent être élevées les défenses de la paix ». Malgré la guerre en Ukraine — et bien que ces questionnements aient abondamment ressurgi au début de ce conflit —, il se joue encore fort heureusement du Tchaïkovski, du Chostakovitch et du Stravinsky sur toutes les grandes scènes de la planète.

Tolstoï et Dostoïevski sont encore étudiés dans plusieurs écoles et universités (mais rien n’est gagné). Malgré notre demande auprès de la direction de l’école et du CSSDM de ne pas succomber à l’annulation et à la censure, message que les enseignants lui ont transmis dès le début, notre demande sera restée lettre morte.

Nous espérons maintenant une intervention du ministre de l’Éducation pour que cesse ce type de dérapage, pour qu’il défende la liberté d’expression et d’enseignement et pour que soient prises les mesures nécessaires pour mieux protéger les élèves et les étudiants de l’obscurantisme idéologique et technocratique qui sévit.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

QOSHE - Censure à l’école, d’une éclipse à une autre - Véronique Bugeaud
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Censure à l’école, d’une éclipse à une autre

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30.04.2024

Depuis le début de l’année scolaire, comme chaque année, les enfants de notre école primaire pratiquent des pièces musicales instrumentales et chantées issues de divers répertoires et horizons culturels. Au fil des ans, ce sont de s pièces en français, en latin, en innu, en anglais ou encore en inuktitut qui ont été chantées. Le tout est couronné à la fin de l’année par une série de concerts, qui font la plus grande fierté des enfants, de leurs parents et de leurs enseignantes et enseignants.

À notre avis, c’est malheureusement la censure et l’annulation qui font leur entrée à notre école cette année. En effet, le concert des élèves de 2e et de 4e années a été amputé d’une partie de son contenu sur la base inacceptable de l’origine ethnique. Le 26 mars dernier, à moins d’un mois du concert, un parent a remis en question le choix d’une pièce musicale provenant du folklore hébreu, sous prétexte du contexte politique et des sensibilités entourant le conflit israélo-palestinien.

Après discussion avec l’enseignante, tout semblait résolu. Toutefois, la direction de l’école et le Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) ont décidé de procéder à l’analyse du programme musical conçu par les enseignants, lequel comprenait 4 pièces en hébreu sur un total de 21 pièces. À cause de la peur et de la panique, le couperet tombe, et la censure........

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