Des questionnaires d’évaluation imposés, des logiciels dictant des interventions psychosociales, de fastidieux et improductifs protocoles d’intervention, des listes d’attente centralisées, des sages-femmes encadrées par des médecins illustrent les nombreuses atteintes à l’autonomie professionnelle des aidants dans les services publics.

Dans bien des cas, malgré leur bonne volonté, des intervenants ne sont pas en mesure d’intervenir « professionnellement », en raison de la rigidité de leur encadrement. Deux mondes s’opposent.

D’un côté, le monde des gestionnaires, adoptant une approche de type industriel, axée sur l’obéissance des employés, comprenant des normes d’intervention rigides que, pour plus d’efficacité, l’employeur uniformise et détaille de plus en plus, notamment le contrôle des objectifs, du temps accordé aux évaluations des besoins et aux interventions. Trop de règles et trop de rigidité démotivent, éteignent la joie, la créativité, l’inventivité et l’esprit d’initiative chez les professionnels. Les clients en souffrent.

De l’autre côté, le monde des valeurs humanistes. Ces dernières orientent les professionnels, mais sans leur dicter des modalités d’intervention type d’application générales et universelles. Ce monde est régi par très peu de normes. Ainsi fonctionnent les encadrements des ordres professionnels. Ils sont axés sur des valeurs d’éthique, d’indépendance, d’autonomie et de compétences pour effectuer les interventions les plus susceptibles de répondre aux besoins humains.

La prolifération de règles interférant avec les services professionnels se remarque aussi au Nouveau-Brunswick. Dans un rapport soumis à l’Assemblée législative le 11 mars 2024, le Bureau du Défenseur des enfants, des jeunes et des aînés du Nouveau-Brunswick écrivait : « Les programmes sociaux font souvent appel à des membres d’équipe hautement qualifiés — travailleurs sociaux, infirmières, enseignants — pour fournir le service. Le fait de limiter leur marge de manoeuvre peut réduire leur capacité à trouver des moyens créatifs de résoudre les problèmes de manière qui convient à l’individu, et la paralysie liée aux règles qui en résulte peut en fait nuire au recrutement et à la fidélisation de ces professionnels. »

L’autonomie professionnelle comprend l’exercice du jugement professionnel pour prendre des décisions éclairées. Le professionnel peut ainsi choisir une méthode pour collecter les données, les analyser et décider de ses interventions. Il peut également adapter ses actions en fonction des besoins des personnes, du contexte et de ses compétences, ce qui contribue à l’efficacité de ses interventions.

La relation de confiance avec le client contribue à l’efficacité de l’intervention. Le professionnel la développe en se concentrant sur le bien-être du client plutôt que sur les règles.

Concrètement, les nouveaux modes de gestion créent un décalage entre, d’un côté, le professionnalisme du point de vue institutionnel et managérial et, de l’autre côté, ce pour quoi le professionnel est formé, ses devoirs déontologiques ainsi que ses aspirations quant à un travail efficace, honorable et bien fait.

« Dans cette perspective, les conditions qui provoqueraient le plus de stress chez les travailleuses sociales seraient celles qui combinent à la fois des demandes psychologiques élevées, une faible latitude décisionnelle et un faible soutien social », rapporte le chercheur Stéphane Richard, travailleur social et professeur à l’École de service social de l’Université Laurentienne.

Conséquemment, des contre-modèles émergent pour libérer les intervenants de ces carcans normatifs et leur permettre de réaliser leurs aspirations, comme la migration vers le privé.

Le déclin accéléré de l’autonomie professionnelle a incité l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux à réaliser en 2023-2024 de nouveau des états généraux sur ce thème, comme il l’avait déjà fait à la fin des années 1990. Les travaux en cours indiquent que les problèmes s’accentuent même si on voit certaines améliorations.

Le chantier d’élagage de certaines procédures et formulaires annoncé en février par le ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, Christian Dubé, devrait se poursuivre et s’intensifier.

Nous pensons qu’un modèle de gestion collaborative est plus favorable à l’exercice de l’autonomie professionnelle. Ce modèle implique une collaboration continue entre les patients, les professionnels et les gestionnaires. Il vise à moduler les services selon les besoins priorisés et les ressources disponibles.

Dans les années 1970, les Centres de services sociaux (CSS) renommés Centres locaux de services communautaires (CLSC) regroupaient des professionnels de la santé qui jouissaient alors d’une grande autonomie pour déployer leurs ressources selon les besoins priorisés par chaque communauté. Nous avons perdu de vue la mission originale.

Il est encore possible de faire marche arrière afin que les services sociaux et de santé se rapprochent des gens. Les professionnels de la santé peuvent être très créatifs pour trouver des réponses efficaces aux besoins des personnes et bien davantage s’ils ont le soutien de la communauté et de l’appareil politico-administratif.

* Les auteurs remercient le professeur en travail social Stéphane Richard pour sa collaboration.

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QOSHE - L’emprise des normes sur l’autonomie professionnelle en santé publique - Steve Audet Et Louis Baribeau
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L’emprise des normes sur l’autonomie professionnelle en santé publique

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25.03.2024

Des questionnaires d’évaluation imposés, des logiciels dictant des interventions psychosociales, de fastidieux et improductifs protocoles d’intervention, des listes d’attente centralisées, des sages-femmes encadrées par des médecins illustrent les nombreuses atteintes à l’autonomie professionnelle des aidants dans les services publics.

Dans bien des cas, malgré leur bonne volonté, des intervenants ne sont pas en mesure d’intervenir « professionnellement », en raison de la rigidité de leur encadrement. Deux mondes s’opposent.

D’un côté, le monde des gestionnaires, adoptant une approche de type industriel, axée sur l’obéissance des employés, comprenant des normes d’intervention rigides que, pour plus d’efficacité, l’employeur uniformise et détaille de plus en plus, notamment le contrôle des objectifs, du temps accordé aux évaluations des besoins et aux interventions. Trop de règles et trop de rigidité démotivent, éteignent la joie, la créativité, l’inventivité et l’esprit d’initiative chez les professionnels. Les clients en souffrent.

De l’autre côté, le monde des valeurs humanistes. Ces dernières orientent les professionnels, mais sans leur dicter des modalités d’intervention type d’application générales et universelles. Ce monde est régi par très peu de normes. Ainsi fonctionnent les encadrements des ordres professionnels. Ils sont axés sur des valeurs d’éthique, d’indépendance, d’autonomie et de compétences........

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