Depuis l’émergence des Dall-E 3 et ChatGPT, l’évolution dans le traitement des images et du langage naturel est remarquable. La prédominance médiatique de ces technologies en a conduit plusieurs à assimiler l’intelligence artificielle (IA) aux modèles génératifs ; d’aucuns considèrent déjà que ces approches atteignent leurs limites.

Les approches statistiques, dont font partie l’apprentissage profond et l’IA générative, sont inadaptées aux mathématiques. Les experts dans ce type d’IA reconnaissent que ces techniques manquent de contrôle. Ce qui pose problème, ce ne sont pas tant des questions éthiques ou sécuritaires, mais plutôt l’incertitude concernant la validité des connaissances produites. De plus, l’IA statistique manque de capacité de raisonnement.

Les mathématiques sont historiquement passées des approches numériques aux approches symboliques. Seule l’IA symbolique peut garantir la préservation de la valeur de vérité. Si les approches statistiques demeurent utiles pour certains aspects du travail mathématique, c’est nécessairement en complémentarité avec l’IA symbolique et, bien sûr, avec l’intelligence humaine.

En janvier dernier, Nature a rapporté que le système AlphaGeometry pouvait résoudre des problèmes de géométrie des olympiades internationales en combinant des approches symboliques et statistiques. Comment ne pas être émerveillé par un tel exploit ! Malgré ses imperfections, il a astucieusement généré une quantité impressionnante de propriétés (100 millions) afin d’effectuer des déductions symboliques pour résoudre les problèmes.

Le défi de traiter symboliquement un si grand nombre évoque le problème d’explosion combinatoire que l’IA statistique pouvait reprocher à l’IA symbolique. Ici, nous nous retrouvons dans une situation où le serpent se mord la queue.

Le travail mathématique instrumenté par des outils soulève encore des questions épistémologiques non résolues. Le problème pour l’école est qu’elle ne peut pas s’inspirer de ce que font les mathématiciens. Elle est forcée de trouver sa voie et de composer avec des élèves qui baignent dans la visualisation et les artefacts numériques. Or, les nouvelles technologies sont souvent développées pour l’industrie. L’enjeu qui en découle concerne d’abord la conception de situations d’apprentissage à partir de technologies existantes. On laisse à l’intelligence humaine le soin de s’adapter aux situations nouvelles, de comprendre et de résoudre les difficultés.

Si l’on cherche une IA adaptée à l’enseignement des mathématiques, des modèles sur la compréhension et le raisonnement sont nécessaires. Elle doit être conçue en intégrant très tôt les utilisateurs dans le processus de conception, puis éviter le biais de l’IA générative et de son apprentissage sur des données culturellement étrangères.

Il faut donc envisager des IA hybrides développées par des experts québécois.

L’enseignement des mathématiques a le vent dans les voiles depuis des décennies et les élèves québécois s’illustrent systématiquement sur le plan international. De plus, les liens entre la didactique des mathématiques et l’intelligence artificielle sont bien connus depuis plus de trente ans. Pourtant, le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada n’offre pas de subventions pour les projets d’IA liés à l’enseignement des mathématiques. Le Fonds de recherche du Québec, société et culture, avec ses chaires de recherche, ne semble pas prêt pour financer la didactique des mathématiques.

À cela s’ajoute un autre problème. Des institutions comme Mila Québec et le ministère de l’Éducation du Québec ne s’y intéressent guère. Bien que nous reconnaissions l’excellence du travail de Mila Québec, son orientation est axée sur l’industrie. De même, le centre d’expertise en IA du ministère de l’Éducation se concentre sur les données administratives, négligeant ainsi ceux qui oeuvrent en première ligne pour l’enseignement ou la recherche.

Lorsqu’il était ministre de l’Éducation en France, Gabriel Attal avait exprimé le désir d’intégrer l’IA à l’école. Son annonce en décembre 2023 concernant le logiciel MIA Seconde, spécialement conçu pour le contexte français, marquait un premier pas dans cette direction. Au Québec, peu d’initiatives semblables ont été prises, pas plus par le ministère de l’Enseignement supérieur.

Avec les discussions actuelles autour du projet de loi 44 visant à placer les Fonds de recherche sous la tutelle du ministère de l’Économie, l’héritage culturel de la didactique des mathématiques sera négligé au milieu du tourbillon des priorités. À moins que l’on ne souhaite créer des laboratoires en IA de manière collaborative, intégrant non seulement les informaticiens dans le processus décisionnel, mais également la culture de l’enseignement des mathématiques, où l’IA est depuis longtemps une composante essentielle.

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Les mathématiques résistent à l’intelligence artificielle

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29.04.2024

Depuis l’émergence des Dall-E 3 et ChatGPT, l’évolution dans le traitement des images et du langage naturel est remarquable. La prédominance médiatique de ces technologies en a conduit plusieurs à assimiler l’intelligence artificielle (IA) aux modèles génératifs ; d’aucuns considèrent déjà que ces approches atteignent leurs limites.

Les approches statistiques, dont font partie l’apprentissage profond et l’IA générative, sont inadaptées aux mathématiques. Les experts dans ce type d’IA reconnaissent que ces techniques manquent de contrôle. Ce qui pose problème, ce ne sont pas tant des questions éthiques ou sécuritaires, mais plutôt l’incertitude concernant la validité des connaissances produites. De plus, l’IA statistique manque de capacité de raisonnement.

Les mathématiques sont historiquement passées des approches numériques aux approches symboliques. Seule l’IA symbolique peut garantir la préservation de la valeur de vérité. Si les approches statistiques demeurent utiles pour certains aspects du travail mathématique, c’est nécessairement en complémentarité avec l’IA symbolique et, bien sûr, avec l’intelligence humaine.

En janvier dernier, Nature a rapporté que le système AlphaGeometry pouvait résoudre des problèmes de géométrie des olympiades internationales en........

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