Novembre, mois des ombres, des morts, des absents et des deuils qui traînent en longueur, offre, à sa seule évocation, une grande et belle occasion de contempler les espaces laissés par tout ce qui n’existe plus. Tout est mort, ou sur le point de renoncer, de fait, dans le petit bois à côté de la maison, où je marche avec ma fille et la chienne. Nous jetons ensemble la citrouille qui pourrissait sur le balcon tandis que le froid commence à transpercer nos manteaux qui ne sont plus assez chauds. Il faudra racheter des bottes, des mitaines, sortir les grandes boîtes des dessous de lits et des garde-robes, courir les centres commerciaux qui nous assécheront les yeux et l’énergie vitale. Nous serons un peu plus enclins au cynisme, en rentrant, après avoir constaté que les vitrines se sont déjà mises à nous vendre Noël.

Cette semaine, avec novembre, une fatigue particulière surgit dans les visages des patients. La lumière se sera enfuie trop vite peut-être, cette année ? Est-ce qu’on s’habitue, un jour, à la mort de l’été ? Les structures défensives qu’on avait réussi à échafauder pour la rentrée s’essoufflent un peu. Le beau vernis de l’automne, comme nos lèvres et le sol, commence à fendre sous les pressions qui s’accumulent, les répétitions de la routine et les nuits qui ne semblent plus régénérer quoi que ce soit de nos élans. Nos petits effondrements personnels, ceux qui nous hantent la nuit ; ruminations, angoisses et autres culpabilités refont surface un peu plus, nous donnant envie de nous barricader jusqu’à la première neige, jusqu’à ce que la blancheur réverbère enfin sur nous un peu de soleil et que les jeux puissent reprendre leur place dans nos jours.

Novembre est lourd, certes, pour peu qu’on refuse d’entrer en conversation avec tous nos fantômes. L’analogie avec ce fameux film, qui nous a tant terrorisés à l’époque, Le sixième sens, me revient souvent, en novembre, quand j’essaie de soutenir les patients qui osent regarder leurs symptômes dans les yeux, au lieu de les fuir, comme le jeune acteur Haley Joel Osment. Oui, les symptômes, quels qu’ils soient, agissent souvent, on peut le penser, comme ces spectres, refusant de nous laisser tranquilles.

C’est peut-être même une des propositions de la psychothérapie que celle de prendre le temps d’offrir à l’invisible une écoute curieuse, plutôt qu’une série de stratagèmes pour le fuir, s’en débarrasser, qu’on puisse enfin vivre tranquille ! Nos fantômes-symptômes ne nous lâchent pas, parfois sur des années, gérant notre vie à notre place, comme s’ils habitaient nos maisons, rendant nos existences inhabitables. Et un peu comme ces revenants qui feraient tomber la vaisselle des armoires en pleine nuit, il arrive que plus nous les niions, plus ils se manifestent.

On court, on fuit, comme dans tous les films d’horreur les plus terrifiants, puis il y a ce moment, dans la clinique, que j’observe depuis des années, ce moment où, comme le jeune Osment du Sixième sens, on baisse les armes, on range les appareils à exorcisme, les boîtes à outils, et autres trucs et conseils, pour leur demander, enfin, à ces spectres, ce qu’ils réclament de nous. Il y a ce moment, oui, dans certaines psychothérapies, où l’on renonce à se débarrasser de nous, et où l’on demande enfin à ce qui nous hante quelle est donc cette quête de vérité à laquelle nous sommes conviés.

Mais il y a aussi, chez beaucoup de gens, ces histoires de vrais fantômes, ces expériences, souvent réduites à des manifestations psychopathologiques, des hallucinations ou des délires plus ou moins sains, que l’on a longtemps qualifiées de « paranormales ». Le psychologue Renaud Evrard, qui travaille à documenter une clinique auprès de ce type d’expériences, reprend du philosophe Georges Canguilhem, le terme d’expériences « anormales », pour les différencier de l’anormal ou du paranormal et les ramener au plus près de l’étymologie première du mot. Canguilhem, dans Le normal et le pathologique, écrivait : « L’anomalie, c’est le fait de variation individuelle qui empêche deux êtres de pouvoir se substituer l’un à l’autre de façon complète. »

Dans Les ombres familières, de Vincent Brault, publié en septembre chez Héliotrope — mais que je lis maintenant parce qu’il me semble qu’il faille le lire en novembre, ce livre —, on trouve une collection de ce genre d’expériences anormales, recueillies par l’auteur sur des années. Chacune d’elles parle aussi d’un deuil, d’une perte qui jette la psyché dans un travail de digestion de quelque chose qui n’a ni forme ni réalité, malgré le grand tsunami d’affects qu’elle crée en nous.

Survivre à la mort de ceux qu’on aime, de parts de soi ou encore d’un certain rapport au monde, exige son lot de métaphorisation. La grande place qu’occupent les histoires de fantômes dans nos cultures traduit assurément quelque chose de notre si grand besoin de donner une forme à tout ce mystère que nous n’arrivons pas à nommer et à ranger dans nos catégorisations rationnelles. Tandis que la majorité des personnes prétendent être guidées d’abord par la raison, il est intéressant de constater à quel point beaucoup d’entre nous portent aussi quelques histoires de fantômes.

Un frôlement sur une épaule, une voix familière qui nous réveille juste à ce moment précédant l’endormissement, la veille du jour où nous apprenons la mort de cette même personne, ces oiseaux qui apparaissent sur nos balcons au moment où nous avions besoin d’un signe, tous ces hasards qui paraissent surgir d’une forme de cohérence pour que nos histoires intimes trouvent leur place dans la suite de ces récits choisis par l’auteur. Vincent Brault écrit : « Les gens voient des fantômes, c’est un fait. Est-ce qu’il y a véritablement des fantômes dans le monde ? Je ne sais pas. Ce que je sais, néanmoins, c’est que s’arrêter à la question de l’existence ou de la non-existence des fantômes empêche de réfléchir à ce que ce genre d’apparitions permet d’exprimer. »

J’ai envie de m’inspirer de lui cette semaine pour ouvrir novembre sur la grande occasion qu’il nous offre d’une vraie rencontre avec une forme de rapport à la mort, celle qui demande un instant d’arrêter de courir — les bonbons, les responsabilités ou les affaires —, pour nous poser face à face avec ce qui nous hante, que ce soient des symptômes ou, pourquoi pas, de vrais de vrais fantômes.

Psychologue clinicienne, Nathalie Plaat est autrice et enseignante à l’Université de Sherbrooke.

Je continue à lire vos si beaux récits de naissance, ainsi que ceux de vos coeurs de pirates. Cette semaine, je vous demande : racontez-moi ce qui vous hante. nplaat@ledevoir.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Ce qui nous hante - Nathalie Plaat
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Ce qui nous hante

6 0
06.11.2023

Novembre, mois des ombres, des morts, des absents et des deuils qui traînent en longueur, offre, à sa seule évocation, une grande et belle occasion de contempler les espaces laissés par tout ce qui n’existe plus. Tout est mort, ou sur le point de renoncer, de fait, dans le petit bois à côté de la maison, où je marche avec ma fille et la chienne. Nous jetons ensemble la citrouille qui pourrissait sur le balcon tandis que le froid commence à transpercer nos manteaux qui ne sont plus assez chauds. Il faudra racheter des bottes, des mitaines, sortir les grandes boîtes des dessous de lits et des garde-robes, courir les centres commerciaux qui nous assécheront les yeux et l’énergie vitale. Nous serons un peu plus enclins au cynisme, en rentrant, après avoir constaté que les vitrines se sont déjà mises à nous vendre Noël.

Cette semaine, avec novembre, une fatigue particulière surgit dans les visages des patients. La lumière se sera enfuie trop vite peut-être, cette année ? Est-ce qu’on s’habitue, un jour, à la mort de l’été ? Les structures défensives qu’on avait réussi à échafauder pour la rentrée s’essoufflent un peu. Le beau vernis de l’automne, comme nos lèvres et le sol, commence à fendre sous les pressions qui s’accumulent, les répétitions de la routine et les nuits qui ne semblent plus régénérer quoi que ce soit de nos élans. Nos petits effondrements personnels, ceux qui nous hantent la nuit ; ruminations, angoisses et autres culpabilités refont surface un peu plus, nous donnant envie de nous barricader jusqu’à la première neige, jusqu’à ce que la blancheur réverbère enfin sur nous un peu de soleil et que les jeux puissent reprendre leur place dans nos jours.

Novembre est lourd, certes, pour peu qu’on refuse d’entrer en........

© Le Devoir


Get it on Google Play