Le français recule au Canada, cela se chiffre et s’entend jusque dans les écoles d’immersion française, qui peinent à recruter des enseignants francophones d’un océan à l’autre. En Ontario, nous apprenait cette semaine notre collègue Lise Denis, le casse-tête est devenu insoluble au point que des écoles d’immersion française se résignent à embaucher des professeurs anglophones qui ne parlent « pas un mot de français ». Un prof, c’est un prof, non ? Oui, mais non, encore moins en immersion.

Faute de professeurs qualifiés en nombre suffisant, ce n’est pas d’hier que des établissements se rabattent sur des enseignants dont le niveau de français n’est pas parfaitement au niveau. Déjà, en 2021, on estimait qu’il manquait près de 10 000 professeurs francophones au Canada dans les écoles d’immersion française et de français langue seconde. Faute de grives on mange des merles, dit l’adage. Mais voilà, ce bassin-là est désormais à sec lui aussi.

On a vu venir le fond dudit bassin. Le bilinguisme a beau tirer le diable par la queue dans le proverbial rest of Canada et jusque dans nos vertueuses mais ô combien délinquantes institutions fédérales, il continue d’éveiller des vocations un peu partout au Canada. Ces cinq dernières années, l’Association canadienne des professionnels de l’immersion a vu le nombre d’appelés bondir de 20 %. Il y aurait près de 500 000 élèves inscrits au Canada. Il faut s’en réjouir.

Ce n’est pas une raison pour nous faire avaler n’importe quoi. Pour ne pas avoir à faire une croix sur leurs classes d’immersion mal aimées ou orphelines, certaines écoles — faute de grives et de merles — ont multiplié les recours aux suppléants issus de plusieurs filières. En Ontario et au Nouveau-Brunswick, une école sur deux s’est frottée à ce genre de casse-tête. Parmi les enseignants appelés en renforts, certains ont des bases en français, mais d’autres ne parlent pas un traître mot de la langue de Miron et de Tremblay.

Traître mot : l’expression frappe là où ça fait mal. Priver une classe d’une grive ou d’un merle pour lui faire avaler des couleuvres, c’est trahir l’esprit même de ces classes d’immersion. Les premières victimes de ce pis-aller sont bien sûr les élèves et leurs familles. Mais il ne faut pas non plus négliger l’effet que de telles ruptures de service ont sur les communautés où ces programmes sont enracinés.

En octobre dernier, piqué par un article du Globe and Mail dans lequel le caractère présumément élitiste de ces programmes était décrié et leur efficacité, remise en doute, le commissaire aux langues officielles a écrit une lettre. Pugnace, Raymond Théberge y rappelait qu’une des voies royales pour assurer la vitalité du « bilinguisme au quotidien » se trouve justement dans nos écoles d’immersion française.

Ces dernières années, M. Théberge a multiplié les appels dans le désert en faveur d’une bonification des ressources consacrées à la consolidation et à la bonification de ces programmes. Idem pour ce qui a trait à la mise en place d’une plus grande coordination à l’échelle nationale pour recruter et retenir le personnel qualifié.

Il y a aussi du travail à faire du côté des ordres professionnels. La pénurie d’enseignants est criante partout au Canada. On continue pourtant de se priver de candidatures de valeur en provenance de l’étranger. Celles-ci se heurtent à des tracasseries administratives et à des délais indus dans l’attente de voir leurs équivalences reconnues.

Comme si cela ne suffisait pas, l’incertitude flotte encore au Nouveau-Brunswick, où les programmes d’immersion en français ont failli passer à la trappe. Le gouvernement Higgs est loin d’être un joueur d’équipe en matière de bilinguisme, ce qui lui a valu quelques accrochages et menaces voilées de Justin Trudeau. Même si l’abolition de l’actuel programme d’immersion a été chassée par le vent populaire, reste que le rapport du comité directeur chargé de formuler des recommandations pour assurer un meilleur avenir éducatif déposé la semaine dernière nous laisse sur notre faim. Son plan de soutien aux familles et ses voeux pieux reportent l’essentiel du chantier sans rien avancer de substantiel.

La nonchalance mêlée de résignation qui entoure les programmes d’immersion déçoit à défaut d’étonner. Reste qu’à la lumière des plus de 2 milliards de dollars dépensés par Ottawa pour assurer la vitalité de l’anglais au Québec depuis 1995, cette apathie paraît encore plus damnante. Encore en avril dernier, le plan fédéral pour les langues officielles prévoyait 137,5 millions de dollars pour financer les services aux communautés anglophones du Québec.

Ce deux poids deux mesures irrite le ministre québécois de la Langue française, Jean-François Roberge, qui a raison de rappeler le fédéral à l’ordre. La dynamique n’est pas la même au Québec. Sa minorité anglophone est solide tandis que sa majorité francophone vacille. L’asymétrie entre les deux langues officielles a récemment été reconnue dans la nouvelle version de la Loi sur les langues officielles. Il serait temps que ça se sente au Québec comme d’un océan à l’autre.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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Pas un traître mot

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08.12.2023

Le français recule au Canada, cela se chiffre et s’entend jusque dans les écoles d’immersion française, qui peinent à recruter des enseignants francophones d’un océan à l’autre. En Ontario, nous apprenait cette semaine notre collègue Lise Denis, le casse-tête est devenu insoluble au point que des écoles d’immersion française se résignent à embaucher des professeurs anglophones qui ne parlent « pas un mot de français ». Un prof, c’est un prof, non ? Oui, mais non, encore moins en immersion.

Faute de professeurs qualifiés en nombre suffisant, ce n’est pas d’hier que des établissements se rabattent sur des enseignants dont le niveau de français n’est pas parfaitement au niveau. Déjà, en 2021, on estimait qu’il manquait près de 10 000 professeurs francophones au Canada dans les écoles d’immersion française et de français langue seconde. Faute de grives on mange des merles, dit l’adage. Mais voilà, ce bassin-là est désormais à sec lui aussi.

On a vu venir le fond dudit bassin. Le bilinguisme a beau tirer le diable par la queue dans le proverbial rest of Canada et jusque dans nos vertueuses mais ô combien délinquantes institutions fédérales, il continue d’éveiller des vocations un peu partout au Canada. Ces cinq dernières années, l’Association canadienne des professionnels de l’immersion a vu le nombre........

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