Qu’y a-t-il dans cet appel à « transitionner hors des énergies fossiles » apparu à la onzième heure du chapeau de la présidence de Sultan al-Jaber à la conférence climatique des Nations unies (COP28) ? Du mouvement, assurément, voire un passage ou même une mutation, avec un peu de chance. Mais rien qui s’approche encore véritablement d’une « sortie » des énergies fossiles comme l’espéraient plusieurs États, des scientifiques et les groupes écologistes que nous pourrions placer du côté des lucides climatiques (dont nous sommes).

Pas de « sortie », donc, mais tout de même des mots qui comptent. Historiques et essentiels, disons-le, même si prononcés sur la pointe des pieds. La COP26 avait permis d’inscrire une prudente « réduction » de l’utilisation du charbon. Les tentatives pour étendre ce langage élastique au pétrole et au gaz avaient échoué l’an dernier. Ils y sont enfin, non sans faire montre d’une malléabilité ouvrant à d’habiles tours de prestidigitation.

On est loin des voeux ardents formulés par le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, qui estime que « le moment est venu de faire preuve d’une ambition maximale et d’une flexibilité maximale ». Le paragraphe consacré aux énergies fossiles parle modestement d’un virage des « systèmes énergétiques », lequel devra se faire « dès la décennie en cours », de façon « juste, ordonnée et équitable » dans le but d’atteindre la carboneutralité d’ici 2050.

Comment ? Notamment en « triplant » la capacité de production d’énergie renouvelable, en « doublant » nos gains en matière d’efficacité énergétique d’ici 2030 et en accélérant la réduction du charbon. Fort bien, mais comment, concrètement ? Comme il vous plaira, lit-on entre les lignes.

On recommande d’y aller chacun à sa manière en piochant à gauche, à droite, selon son bon vouloir. Ce buffet à la carte comprend plus de technologies de rechange à émissions faibles ou nulles, plus de stockage du carbone et plus de nucléaire. Ottawa en a d’ailleurs profité pour joindre sa voix à la vingtaine de pays désireux de tripler la capacité de cette filière controversée dans le monde d’ici 2050. De longues conversations nationales sont à prévoir.

Cette souplesse n’est pas mauvaise en soi. Chaque pays a ses défis après tout, y compris le nôtre, qui reste parmi les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre (GES). Mais même les plus naïfs comprennent qu’on laisse encore assez de corde aux États pour se pendre. Les États insulaires ont raison de frémir, eux qui sont déjà sur le champ de bataille.

Oui, le texte reconnaît le besoin de réduire de façon « rapide et soutenue » les émissions mondiales de GES, afin de maintenir le cap sur l’objectif le plus ambitieux de l’Accord de Paris, à savoir limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C. Mais on voit déjà s’engouffrer mille astuces de contournement dont profiteront ceux qui préfèrent l’atténuation climatique aux moyens musclés pour mater la crise.

Sauver la planète, d’accord, mais pas au prix de la « ruine » de nos économies, disent ceux-là en substance. Ce faisant, ils perdent de vue le fait que la crise climatique alimente un autre feu ravageur. Dans Fatal Fuels publié le mois dernier, Amnesty International rappelle qu’une multiplication et une intensification des phénomènes météorologiques extrêmes ne peuvent que nourrir une crise des droits humains sans précédent.

Il faut se réjouir de la concrétisation attendue d’un fonds de compensation des pertes et dommages climatiques dans les pays vulnérables. Mais c’est encore trop timide. Il y a une intelligence collective à stimuler. Il y a surtout une coopération à bâtir pour rendre le système économique plus ouvert aux principes du développement durable et aux stratégies d’adaptation. Il faut plus prosaïquement réaiguiller l’argent dans la bonne direction.

On n’insiste pas assez sur la nécessité de doter les décideurs comme les citoyens d’un guide d’autodéfense contre l’écoblanchiment, la désinformation et les innombrables entourloupettes légales et régulatrices imaginées pour torpiller nos efforts communs, à commencer par les forums multilatéraux comme la COP.

Car il est là aussi le nerf de la guerre. La seule solution viable qui reste, dans un monde aussi divisé que le nôtre, c’est un multilatéralisme fonctionnel, constructif, visionnaire. On le voit dans nos déchirements à propos de Gaza et de l’Ukraine, on l’a cruellement senti pendant la pandémie : ce multilatéralisme est sous attaque partout sur la planète et sur tous les fronts. Ce n’est pas sous l’égide seule de l’ONU qu’il va retrouver sa superbe.

La COP a par ailleurs besoin d’un sérieux bilan. Il faut accélérer la prise de décisions apportant des effets concrets. Plus que tout, il faut refuser de la laisser s’ankyloser davantage sous le poids de sa propre complexité. Les changements climatiques s’accélèrent — l’année 2023 sera la plus chaude de l’histoire, selon Copernicus — la COP, et plus largement les États et leurs instances multilatérales, doivent accélérer la cadence pour s’accorder à ce rythme enfiévré.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

QOSHE - La transition dans le chapeau - Louise-Maude Rioux Soucy
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La transition dans le chapeau

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13.12.2023

Qu’y a-t-il dans cet appel à « transitionner hors des énergies fossiles » apparu à la onzième heure du chapeau de la présidence de Sultan al-Jaber à la conférence climatique des Nations unies (COP28) ? Du mouvement, assurément, voire un passage ou même une mutation, avec un peu de chance. Mais rien qui s’approche encore véritablement d’une « sortie » des énergies fossiles comme l’espéraient plusieurs États, des scientifiques et les groupes écologistes que nous pourrions placer du côté des lucides climatiques (dont nous sommes).

Pas de « sortie », donc, mais tout de même des mots qui comptent. Historiques et essentiels, disons-le, même si prononcés sur la pointe des pieds. La COP26 avait permis d’inscrire une prudente « réduction » de l’utilisation du charbon. Les tentatives pour étendre ce langage élastique au pétrole et au gaz avaient échoué l’an dernier. Ils y sont enfin, non sans faire montre d’une malléabilité ouvrant à d’habiles tours de prestidigitation.

On est loin des voeux ardents formulés par le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, qui estime que « le moment est venu de faire preuve d’une ambition maximale et d’une flexibilité maximale ». Le paragraphe consacré aux énergies fossiles parle modestement d’un virage des « systèmes énergétiques », lequel devra se faire «........

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