Ce livre dans la main du jeune enfant est-il une arme ou un sésame ? Pardonnez le détournement d’un titre de Dany Laferrière, mais la question est lancinante ces jours-ci, avec la mise au ban d’une trentaine de livres jeunesse d’Elise Gravel par la Bibliothèque publique juive de Montréal et la destruction au lance-flammes de Tout nu ! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité de Myriam Daguzan Bernier et Cécile Gariépy chez le voisin américain, un an après la saga ayant entouré Le garçon aux pieds à l’envers du regretté François Blais.

À l’heure des parents hélicoptères, du triomphe du jeu supervisé, des professeurs en liberté surveillée et de la multiplication des traumavertissements, en serions-nous rendus à préférer la censure à la prescription et à la médiation ?

On se désole de la dématérialisation qui avale nos jeunes avec ses écrans aguichants ouverts en permanence. Les études sur les dangers d’une connexion galopante s’additionnent à un rythme affolant. Les antidotes sont connus : que ce soit par exemple en s’évadant en plein air ou en plongeant dans un livre, il s’agit de (ré)apprivoiser le temps long, celui qui laisse aux idées et aux rêveries l’espace pour germer. Est-ce parce qu’on les fréquente moins qu’avant qu’on se méfie plus volontiers des livres en ces matières essentielles ?

Chose certaine, la facilité avec laquelle ces bouées de sauvetage peuvent devenir des colis piégés en dit long sur notre époque. En retirant Une patate à vélo, Adopte un glurp ! ou Le grand Antonio de ses rayons pour les soustraire aux regards, la Bibliothèque publique juive de Montréal a fait un geste radical. Ce n’est pas l’oeuvre multiprimée, rigolote et décalée d’Elise Gravel qui est visée, mais son engagement à l’endroit de la cause palestinienne sur des réseaux sociaux où son petit public… n’a paradoxalement pas droit de cité.

La censure, remarquez, l’autrice connaît. En 2018, les tout-nus de sa Tribu qui pue avaient effarouché les éditeurs américains : « too French ». Son livre Le rose, le bleu et toi !, sur les identités de genre, jugé trop doctrinaire par plusieurs, a été interdit dans les écoles publiques américaines jusqu’à la 3e année. Cette fois, c’est sa persona d’écrivaine-citoyenne-militante qu’on attaque. Sur ses réseaux sociaux, son indignation est immense et certaines de ses publications ont choqué à raison. L’autrice-illustratrice s’en est excusée, a corrigé ce qui devait l’être tout en refusant de brider sa vive indignation devant le sort réservé aux enfants prisonniers d’une guerre féroce.

En vérité, ce qu’on suit sur ses comptes, c’est la pensée en évolution d’une humaine à fleur de peau, parfois dure, mais pas antisémite pour autant, n’en déplaise à ses bruyants détracteurs qui ont aussi les leurs, y compris dans la communauté juive. En un sens, son dilemme et ses doutes rappellent les nôtres depuis le 7 octobre. Sidérée, hésitante, notre pensée collective accuse encore le choc de la brutalité de l’attaque terroriste glaçante et de la férocité impitoyable de l’offensive armée qui se poursuit sans compromis depuis.

Nos enfants et nos ados ne grandissent pas dans des bulles : la fureur du monde est dans leurs écrans, dans leurs conflits de cour d’école, dans les conversations au coin de la rue et, oui, dans leurs livres aussi, dont certains sont des bijoux. Pensez à l’extraordinaire Azadah de Jacques Goldstyn ou à l’essentiel Partir de loin de Caroline Dawson. L’aurait-on oublié, la littérature jeunesse est le fait d’éditeurs qui connaissent profondément leurs publics, qui savent où aller et quand s’arrêter en prenant soin d’indiquer les âges recommandés.

Les livres sont ensuite choisis par des adultes (parents, profs, éducatrices, bibliothécaires, libraires) qui jouent tantôt le rôle du prescripteur, tantôt celui de l’accompagnateur. Il y a quelques années, on s’était alarmé de l’effet de la série télé 13 Reasons Why (et du roman dont elle est tirée) sur les adolescents. Un des conseils les plus utiles donnés par les experts n’avait pas été d’interdire la diffusion de cette histoire brodée autour du suicide d’une élève du secondaire, mais d’en offrir une écoute (ou une lecture) accompagnée.

Le malheur, c’est qu’en 2024, censurer un livre qui fâche (ou une autrice qui fâche) est plus facile que de faire cet effort. « Le pli de la censure est pris », comme l’écrivait plus tôt Patrick Moreau dans Le Devoir. Il n’y a pourtant rien de bon à frapper d’anathème : cela ne sert qu’à nourrir la peur et le refus de l’autre et de sa pensée. Ce n’est pas la motion unanime de nos politiciens condamnant le traitement fait la semaine dernière à nos autrices jeunesse qui va suffire à changer la donne.

Défaire le pli et reprendre le dialogue devrait pourtant être encore possible. Autrement, comment pourrions-nous avoir l’outrecuidance de presser Israéliens et Palestiniens de trouver le chemin du dialogue si nous ne sommes même pas capables d’arbitrer nos différends dans le confort de notre Québec en paix ?

Retrouvons notre boussole : ce sont les esprits qu’il faut allumer ensemble, pas les livres.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

QOSHE - Il faut allumer les esprits, pas les livres - Louise-Maude Rioux Soucy
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Il faut allumer les esprits, pas les livres

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14.02.2024

Ce livre dans la main du jeune enfant est-il une arme ou un sésame ? Pardonnez le détournement d’un titre de Dany Laferrière, mais la question est lancinante ces jours-ci, avec la mise au ban d’une trentaine de livres jeunesse d’Elise Gravel par la Bibliothèque publique juive de Montréal et la destruction au lance-flammes de Tout nu ! Le dictionnaire bienveillant de la sexualité de Myriam Daguzan Bernier et Cécile Gariépy chez le voisin américain, un an après la saga ayant entouré Le garçon aux pieds à l’envers du regretté François Blais.

À l’heure des parents hélicoptères, du triomphe du jeu supervisé, des professeurs en liberté surveillée et de la multiplication des traumavertissements, en serions-nous rendus à préférer la censure à la prescription et à la médiation ?

On se désole de la dématérialisation qui avale nos jeunes avec ses écrans aguichants ouverts en permanence. Les études sur les dangers d’une connexion galopante s’additionnent à un rythme affolant. Les antidotes sont connus : que ce soit par exemple en s’évadant en plein air ou en plongeant dans un livre, il s’agit de (ré)apprivoiser le temps long, celui qui laisse aux idées et aux rêveries l’espace pour germer. Est-ce parce qu’on les fréquente moins qu’avant qu’on se méfie plus volontiers des livres en ces matières essentielles ?

Chose........

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