Il faut bien distinguer les choses. Il y a d’abord l’ignorance dans son état premier. Il suffit de ne pas savoir quelque chose pour en faire preuve. Ce n’est pas grave : la condition trouve son remède immédiat dans l’acquisition de savoirs. Un effet secondaire du phénomène est d’apprendre suffisamment de choses pour se rendre compte de l’ampleur de ce qu’on ignore. Puis il y a l’incompétence. La chose s’applique à ceux dont c’est la fonction de savoir, mais qui, par paresse intellectuelle ou par incapacité de traiter correctement l’information à leur disposition, disent des bêtises sur des sujets qu’ils devraient maîtriser. Un peu plus loin, pour paraphraser le regretté Jean-Pierre, on trouve l’ignorance crasse. C’est, surtout en politique, la condition la plus grave. Il s’agit d’une personne qui pourrait savoir, qui devrait savoir, qui a tous les outils à sa disposition pour savoir, mais qui prend la décision de ne pas savoir.

Vous aurez compris que je vais vous parler du cas du député franco-ontarien Francis Drouin. Oui, mais pas seulement de ça. Commençons par lui. Il s’agit d’une personne dont la fonction, au sein du Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes, est d’en savoir plus que l’électeur moyen et que le député moyen sur la situation des langues au Canada, car son comité doit éclairer le gouvernement sur les actions à prendre pour assurer la pérennité de ces langues.

Lorsque son comité reçoit des invités, comme lundi dernier, il a accès d’avance au contenu de leur présentation pour pouvoir en prendre connaissance, en tester, peut-être, les hypothèses avec son attaché politique ou ses collègues pour mieux questionner par la suite les invités, et les confronter s’il le faut. De toute évidence, lundi, le député n’avait pas mérité son généreux salaire, puisqu’il n’avait pas le commencement du début d’un contre-argument à présenter au chercheur Frédéric Lacroix et au professeur Nicolas Bourdon, qui eux-mêmes s’appuyaient sur des données de Statistique Canada et de l’Office québécois de la langue française.

Les chercheurs osaient affirmer ce qui devrait être une évidence : plus on passe de temps dans des cégeps et des universités anglophones, plus on est enclin à travailler en anglais et à utiliser l’anglais comme langue publique ensuite. L’évidence est confirmée par le dernier recensement. Un Québécois francophone qui fait ses études postsecondaires en anglais a six fois plus de chances de travailler de manière prédominante en anglais que s’il avait fait ses études en français. Pour un allophone, c’est sept fois plus.

S’il n’était pas sujet à l’ignorance crasse, le député Drouin aurait pu rétorquer que c’est peut-être normal, puisque les universités anglos débouchent davantage sur des filières d’emploi où l’anglais domine. Ce ne serait donc pas de l’anglicisation, mais simplement une situation malheureuse où des francophones pur jus, donc non anglicisés, travaillent en anglais à leur corps défendant.

Cela n’est pas impossible, auraient pu répondre Lacroix et Bourdon. Mais les gens informés de ces questions disposent depuis plus d’un an d’un indicateur encore plus probant, car il scrute la volonté de ces personnes d’utiliser le français ou l’anglais. L’OQLF a sondé 6000 jeunes Québécois en 2021 et leur a demandé s’ils préféraient commercer en anglais ou en français. Seulement 1 % des francophones ayant fait leurs études en français préfèrent commercer en anglais. Mais ceux qui ont fait leurs études en anglais sont 10 % à préférer commander leurs pizzas dans la langue de Taylor Swift. Chez les allophones, cette préférence pour l’anglais passe de 5 % s’ils étudient en français à 28 % s’ils étudient en anglais (et leur choix de ne parler que français dans les commerces passe de 82 % à 48 %.).

Ces données devraient ficher un pieu dans l’argument voulant que la seule mesure utile de la vitalité de la langue au Québec soit la connaissance du français. Toutes ces personnes le connaissent, mais choisissent de le délaisser. C’est ce qui s’appelle l’anglicisation. Le mot « assimilation », qui en est l’aboutissement, doit être utilisé pour décrire la transformation de 4,5 % des jeunes francophones montréalais en jeunes anglophones entre les deux derniers recensements. Pour les jovialistes, puisqu’ils parlent encore le français, tout va bien. Même s’ils déclarent l’avoir abandonné pour vivre désormais principalement en anglais, leur langue d’adoption, au coeur de la métropole francophone des Amériques.

Parlant de son député, Justin Trudeau a déclaré qu’il s’était excusé d’avoir utilisé, a-t-il dit, « le mot de Cambronne ». Nous ne savions pas jusqu’à ce moment que Cambronne avait l’accent québécois. Ce qui est inexcusable, cependant, c’est l’ignorance crasse d’un député qui répond à la science par des sophismes. L’anglicisation, a-t-il argué, « ce n’est pas [à cause de] McGill puis Dawson, la faute des gros méchants anglophones de Montréal, que ça se passe ». By Jove ! aurait-il pu ajouter : Jacques Parizeau a fait la London School of Economics et il parlait toujours français à son retour !

Le ministre des Langues officielles, Randy Boissonnault, a pris le sophisme par l’autre bout : « Je ne pense pas, parce que quand on a des francophones qui étudient en Alberta, comme moi […] ça n’a pas francisé la province de l’Alberta. » L’énergique François-Philippe Champagne a surenchéri : ça peut être une bonne chose d’apprendre l’anglais dans une université anglo.

Aucun d’entre eux ne semblait avoir pris connaissance des chiffres. Ce qui nous incite à poser cette question : ce mépris pour les outils scientifiques et cette surévaluation des anecdotes personnelles sont-ils à l’oeuvre dans la détermination des autres politiques publiques ? C’est vrai qu’il y a des inondations ici et là, mais moi, j’ai vu beaucoup d’endroits qui ne sont pas inondés. Les feux de forêt ? Il n’y en a pas eu près de chez moi, alors pourquoi s’affoler ? Financer la recherche sur le cancer ? J’ai connu quelqu’un complètement guéri prétendument grâce à un régime fort en betteraves.

L’ignorance linguistique crasse a également fait son apparition à Québec jeudi, quand le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, a proposé une motion reprenant ce fait scientifiquement étayé que les études postsecondaires en anglais pour les non-anglophones étaient un facteur d’anglicisation. Les députés libéraux n’ont rien voulu savoir. Car ils connaissent des gens, voyez-vous, pour qui cela n’a pas été un problème.

Ils connaissent aussi beaucoup de gens convaincus que le déclin du français au Québec est une lugubre supercherie, ourdie tout exprès pour les enquiquiner : leurs électeurs anglophones. Ils le lisent tous les jours dans The Gazette et l’entendent sur leurs chaînes de télé et de radio. Les libéraux québécois sont donc la voix de leurs maîtres. L’ignorance linguistique crasse, ici, répond à un impératif supérieur : la survie électorale.

Le cas des caquistes est différent. Ils ont en effet plafonné à 17 % le pourcentage d’étudiants québécois pouvant s’inscrire dans les cégeps anglophones, tout en forçant ces derniers à donner la priorité aux Anglo-Québécois. Petit à petit, la population anglo étant croissante, les candidats francophones seront de moins en moins nombreux à avoir accès à ces cégeps. Mais puisque la Coalition avenir Québec (CAQ) reconnaît enfin le caractère anglicisant des études supérieures en anglais, puisque le déclin est en marche, pourquoi attendre ? Pourquoi ne pas étendre de toute urgence la loi 101 aux cégeps ?

La CAQ ne peut plaider l’ignorance, ni propre ni crasse.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Ignorance linguistique crasse - Jean-François Lisée
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Ignorance linguistique crasse

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11.05.2024

Il faut bien distinguer les choses. Il y a d’abord l’ignorance dans son état premier. Il suffit de ne pas savoir quelque chose pour en faire preuve. Ce n’est pas grave : la condition trouve son remède immédiat dans l’acquisition de savoirs. Un effet secondaire du phénomène est d’apprendre suffisamment de choses pour se rendre compte de l’ampleur de ce qu’on ignore. Puis il y a l’incompétence. La chose s’applique à ceux dont c’est la fonction de savoir, mais qui, par paresse intellectuelle ou par incapacité de traiter correctement l’information à leur disposition, disent des bêtises sur des sujets qu’ils devraient maîtriser. Un peu plus loin, pour paraphraser le regretté Jean-Pierre, on trouve l’ignorance crasse. C’est, surtout en politique, la condition la plus grave. Il s’agit d’une personne qui pourrait savoir, qui devrait savoir, qui a tous les outils à sa disposition pour savoir, mais qui prend la décision de ne pas savoir.

Vous aurez compris que je vais vous parler du cas du député franco-ontarien Francis Drouin. Oui, mais pas seulement de ça. Commençons par lui. Il s’agit d’une personne dont la fonction, au sein du Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes, est d’en savoir plus que l’électeur moyen et que le député moyen sur la situation des langues au Canada, car son comité doit éclairer le gouvernement sur les actions à prendre pour assurer la pérennité de ces langues.

Lorsque son comité reçoit des invités, comme lundi dernier, il a accès d’avance au contenu de leur présentation pour pouvoir en prendre connaissance, en tester, peut-être, les hypothèses avec son attaché politique ou ses collègues pour mieux questionner par la suite les invités, et les confronter s’il le faut. De toute évidence, lundi, le député n’avait pas mérité son généreux salaire, puisqu’il n’avait pas le commencement du début d’un contre-argument à présenter au chercheur Frédéric Lacroix et au professeur Nicolas Bourdon, qui eux-mêmes s’appuyaient........

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