Dans un abri délabré, un enfant est couché dans une mangeoire, comme seule couchette. Il est entouré de sa mère et de son père, et de bergers accourus en pleine nuit après qu’une rumeur céleste les eut alertés d’une naissance inespérée. Voilà l’amorce d’une festivité annuelle dont bien des gens au Québec ont perdu le fil religieux : un Dieu-Amour incarné dans notre humanité souffrante et désirante.

C’est l’une des rares traces encore sensibles d’une empreinte religieuse dans la société québécoise, encore que certains, insatisfaits de ce relent, aimeraient n’en plus rien retenir, préférant se raccrocher à la fête païenne du solstice d’hiver, à laquelle Noël s’est substitué au IVe siècle, oubliant, ou faisant semblant d’oublier, que cette fête était elle aussi religieuse. On y arrivera peut-être collectivement, mais en effaçant du même coup le souffle vivifiant d’un récit millénaire d’espérance, qui n’a cessé d’être d’une pertinence inouïe. Peut-être même plus que jamais à notre ère de la force technique-financière-militaire, inégalée dans l’histoire, couplée à la catastrophe écologique annoncée, d’envergure planétaire.

Encore faut-il être capable, pour lire notre vie comme pour parler de l’amour, d’accueillir des mots encore enveloppés de silence, tels que « Dieu », qui évoquent l’obscurité native du monde, l’énigme humaine abyssale, la part insaisissable du sens, l’innommable qui anime toute parole.

Noël est une histoire à la fois bouleversante et dérisoire — bouleversante par son caractère dérisoire. L’éternel et l’infini se faufilent incognito dans le temps, grâce à la naissance d’un enfant, qui a pour seuls témoins des sans-abri et des loqueteux — les bergers : ces irrémédiables impurs, méprisés des Juifs pieux de ce temps. Pas étonnant, dirait un cynique, que, deux mille ans plus tard, rien n’ait changé : le nid de douleurs et de désespoirs dans lequel cette histoire est née, en Palestine, sous occupation romaine, nous est encore que trop coutumier.

Cet enfant aurait pu naître dans les ruines de l’Ukraine, de Gaza ou du Soudan, ou encore dans un taudis de nos villes, sans en changer le décor. Il se pourrait même que Dieu continue d’y naître à l’insu du monde, sans que rien en apparence change. Noël ne dit pas autre chose. Partout les mêmes cris, les mêmes pleurs, la même faim et la même soif de justice et de paix, la même espérance infinie, insensée, désespérée que le mal ait une fin.

On ne fête pas Noël malgré les bombes ou le malheur tenace. Il y aurait maldonne. Non, la souffrance, la misère sont du paysage, comme un fil invisible relie le premier Noël à la croix sur laquelle pendra un jour de Pâque juive ce nouveau-né devenu adulte, une trentaine d’années plus tard.

Il est vrai que Noël est la fête de l’enfance, comme on a l’habitude distraite de le dire, pensant au petit Jésus dans la crèche, aux cadeaux au pied du sapin bariolé, aux rires gras d’un papa aimant caché sous la barbe du père Noël et, bien sûr, aux rires des enfants émerveillés. Mais c’est voir encore trop peu. Il parle de l’enfance de l’être que nous fuyons le plus souvent, affairés que nous sommes au train-train quotidien ou lorsque nous plions l’échine devant la dictature du présent et son diktat implacable : ce qui est ne peut être autrement — au nom du réalisme des repus.

Rien ne change en apparence. Comme ce Dieu incarné, langé, blotti dans une mangeoire. Comme le feu qui couve sous la tourbe. Comme une main aimante posée sur un corps meurtri, peut-être à l’agonie. Il en va de l’amour fort comme de la mort, dirait l’amant du Cantique des cantiques. Puissance de la fragilité, Noël a le pouvoir d’apporter un filet de souffle dans une gorge entravée de désespoir, de dégager l’horizon plat et terne de la fatalité — oui, le monde peut être autrement. Et s’en tenir à cette promesse de l’aube.

Telle l’espérance têtue, Noël carillonne dans les coeurs blessés et sur les terres ravagées. Joie dans la douleur. Enchantement dans la fragilité. Le cri et le souffle de la vie mêlés, l’infini dans l’infime, le désir brut en boule de feu qui creuse une faim et une soif insatiables de justice et de paix.

Mais son oeuvre première est d’être une percée d’infini — mot qui effraie les uns ; qui est à jeter aux poubelles de l’histoire pour les autres, avec les bondieuseries d’antan. Seuls des écrivains et poètes, comme Yvon Rivard et Hélène Dorion, entre autres, persistent à le rendre familier et objet d’attention. N’est-il pas aux sources de l’être et de ses aspirations, car désir ? Or, sans ces percées d’infini, l’existence humaine qui se nourrit de lumière, comme les plantes, disait Simone Weil, ne peut que se ratatiner et flétrir, même repue, et se mutiler ,« tout en offrant l’aspect de la plénitude et de la richesse » (Patocka).

Noël ne change pas le monde, sauf le regard porté sur lui et la manière d’y croître, en détournant des désirs frelatés et des superflus obscènes et en s’orientant vers l’essentiel, qui tient à des riens, multipliables à l’infini.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

QOSHE - Noël, l’espérance têtue - Jean-Claude Ravet
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Noël, l’espérance têtue

30 0
23.12.2023

Dans un abri délabré, un enfant est couché dans une mangeoire, comme seule couchette. Il est entouré de sa mère et de son père, et de bergers accourus en pleine nuit après qu’une rumeur céleste les eut alertés d’une naissance inespérée. Voilà l’amorce d’une festivité annuelle dont bien des gens au Québec ont perdu le fil religieux : un Dieu-Amour incarné dans notre humanité souffrante et désirante.

C’est l’une des rares traces encore sensibles d’une empreinte religieuse dans la société québécoise, encore que certains, insatisfaits de ce relent, aimeraient n’en plus rien retenir, préférant se raccrocher à la fête païenne du solstice d’hiver, à laquelle Noël s’est substitué au IVe siècle, oubliant, ou faisant semblant d’oublier, que cette fête était elle aussi religieuse. On y arrivera peut-être collectivement, mais en effaçant du même coup le souffle vivifiant d’un récit millénaire d’espérance, qui n’a cessé d’être d’une pertinence inouïe. Peut-être même plus que jamais à notre ère de la force technique-financière-militaire, inégalée dans l’histoire, couplée à la catastrophe écologique annoncée, d’envergure planétaire.

Encore faut-il être capable, pour lire notre vie comme pour parler de l’amour, d’accueillir des mots encore enveloppés de silence, tels que « Dieu », qui évoquent l’obscurité native du monde, l’énigme humaine........

© Le Devoir


Get it on Google Play