Le texte d’Yvon Rivard « Comment survivre à tant de haine ? », paru dans Le Devoir du 23 janvier, porte une double interpellation majeure de la société québécoise. D’abord, par son contenu. Il ose en appeler à ce qu’on « retrouv[e] l’esprit même de toutes les religions » pourvu qu’elles soient des « chemins de compassion pour donner forme, rite et matière à l’Invisible qui nous fonde », citant Christiane Singer. Appel vivifiant qui bouscule d’un trait les a priori d’une sécularisation, ou laïcisation, mal comprise qui devrait, selon ses thuriféraires, exclure du dialogue public, en les disqualifiant d’emblée, toutes les sources religieuses. Mais Yvon Rivard va plus loin encore, en ciblant l’impensé par excellence d’une société obnubilée par la puissance technique et le savoir scientifique au point d’en oublier « l’Invisible qui nous fonde ».

La fascination à leur égard nous a fait perdre de vue en effet l’incalculable, l’insaisissable de notre existence, ce qui déborde l’instrumental et l’utilitaire, et regarde vers la faille abyssale, le manque impossible à combler qui nous habite, l’ombre de la lumière, et ce qui s’y cache : l’infini dans la finitude, qui ne s’explore qu’à tâtons grâce aux mythes, à la foi, à la poésie, tout langage qui avoisine le silence et s’en empreigne.

À nous gaver de techniques et de gadgets, nous avons désappris à porter attention à notre présence humaine, à notre voisinage avec les morts qui nous parlent, les voix multiples et millénaires qui nous habitent, l’âme des choses et des êtres qui nous font signe et le gouffre sur lequel nous marchons, funambules sur un fil tendu de la naissance à la mort. Et dans l’illusion d’être enfin repus et en paix, nous oublions que notre existence est avant tout combat et quête de sens en vue d’une paix véritable avec le monde, jamais acquise, soif que rien n’étanche, surtout pas l’amas de choses, ni l’argent ou le pouvoir, mais que le don de soi, la bonté, la soif de justice, par exemple, peuvent espérer apaiser.

Le texte de Rivard nous interpelle ensuite par sa forme. Des textes comme celui-ci, qui sont des bouches de lumière dans la noirceur de l’actualité, sont trop rares dans nos quotidiens, et pourtant, ils sont essentiels. Il faudra qu’un jour, les médias comprennent que ce genre de textes rentre en plein dans leur mission citoyenne. Y ont leur place pas seulement des articles journalistiques et des chroniques d’opinion critiques sur l’actualité sociale, politique, économique, culturelle. Ils doivent ouvrir leurs pages, régulièrement sinon quotidiennement, à des textes comme celui de Rivard, qui n’ont pour fonction que de braquer notre regard sur notre humanité au-delà des faits bruts ainsi que des clivages politiques et idéologiques.

Car sans eux, les lunettes et les grilles d’analyse qui nous servent à lire le réel risquent de devenir des oeillères. Former l’opinion publique va au-delà de l’information et de la prise de parole gauche-droite, certes bénéfiques à l’éducation civique. Mais il faut plus, particulièrement en notre époque qui se gorge de superficialité et se rit de l’intériorité de l’existence, qu’explorent à leur manière la littérature, la philosophie et la religion. Il nous faut de toute urgence des textes comme le pain de chaque jour, qui manifestent dans la forme et le fond la non-instrumentalité du langage, de la pensée et de la vie, et évoquent au contraire notre condition humaine en quête de sens et de lumière, nourritures humaines essentielles.

Notre époque souffre d’une carence létale. Quand le sens déserte le monde prolifèrent alors le cynisme, la violence et la haine. Et ils ont un bel avenir devant eux dans les réseaux sociaux, les rues et les espaces publics et politiques, si nous n’y opposons que des mots qui informent et analysent, car ils sont à même d’y distiller leur poison. Il faut aussi des mots qui puisent dans le silence et le sens du monde quelques gouttes de lumière, des miettes de sens, qui laissent le venin sans prise, mais aident à vivre, à aimer, à espérer, à tenir debout et en marche, même dans la tourmente, sur le chemin de notre humanité. Et je le dis encore — car la manière de comprendre la laïcité qui s’impose au Québec nous le fait malheureusement perdre de plus en plus de vue —, les religions, comme l’évoque Yvon Rivard, offrent des puits de sens et de lumière au milieu des déserts de haine et de pouvoir.

Je le dis comme chrétien et comme athée face aux idoles qui fleurissent à foison dans notre modernité et sur les autels desquels on nous enjoint de sacrifier nos vies. Je ne dis pas, bien sûr, qu’elles sont les seules ni qu’elles ne sont pas sans reproche, ni non plus qu’elles n’ont pas les mains sales, celles des hommes qui s’en servent pour haïr et opprimer ; je dis simplement qu’il ne faut pas s’en détourner sous ce prétexte, ignorant sa part lumineuse, et attendant bêtement une source pure où s’abreuver, sauf à risquer de mourir d’inanition. Il n’y a pour nous que des auges et des mares dans lesquelles il nous faut, courbés et assoiffés, puiser cette part infime et vitale.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

QOSHE - Des puits de lumière dans les déserts de haine - Jean-Claude Ravet
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Des puits de lumière dans les déserts de haine

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27.01.2024

Le texte d’Yvon Rivard « Comment survivre à tant de haine ? », paru dans Le Devoir du 23 janvier, porte une double interpellation majeure de la société québécoise. D’abord, par son contenu. Il ose en appeler à ce qu’on « retrouv[e] l’esprit même de toutes les religions » pourvu qu’elles soient des « chemins de compassion pour donner forme, rite et matière à l’Invisible qui nous fonde », citant Christiane Singer. Appel vivifiant qui bouscule d’un trait les a priori d’une sécularisation, ou laïcisation, mal comprise qui devrait, selon ses thuriféraires, exclure du dialogue public, en les disqualifiant d’emblée, toutes les sources religieuses. Mais Yvon Rivard va plus loin encore, en ciblant l’impensé par excellence d’une société obnubilée par la puissance technique et le savoir scientifique au point d’en oublier « l’Invisible qui nous fonde ».

La fascination à leur égard nous a fait perdre de vue en effet l’incalculable, l’insaisissable de notre existence, ce qui déborde l’instrumental et l’utilitaire, et regarde vers la faille abyssale, le manque impossible à combler qui nous habite, l’ombre de la lumière, et ce qui s’y cache : l’infini dans la finitude, qui ne s’explore qu’à tâtons grâce aux mythes, à la foi, à la poésie, tout langage qui avoisine le silence et s’en empreigne.

À nous gaver de techniques et de........

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