Impossible de parler de la guerre en Ukraine déclenchée il y aura deux ans vendredi sans parler de l’assassinat d’Alexeï Navalny, puisqu’ils sont deux drames concomitants qui procèdent de la même volonté d’écrasement des libertés.

Vladimir Poutine « tue indifféremment les Ukrainiens, sa jeunesse envoyée à la boucherie et ses prisonniers politiques », a écrit l’écrivain russe en exil Mikhaïl Chichkine au lendemain de la mort de Navalny, survenue vendredi dernier dans une colonie pénitentiaire de la Russie arctique. La veuve de Navalny, Ioulia Navalnaïa, promettant de poursuivre de l’étranger le travail de son mari, n’a pas dit autre chose en affirmant que le président russe s’employait à « tuer l’avenir » — avec, constat troublant, une efficience sidérante.

La tragédie est grande, et le meurtre est emblématique. Emblématique en ceci que Navalny, 47 ans, formidable et courageux rassembleur de l’opposition démocratique, était tout ce à quoi s’oppose le dictateur de 71 ans, chef de clique de néotsaristes.

Et c’est ainsi qu’au MAGA de Donald Trump, qui a eu en réaction à la mort de Navalny une réaction proprement « détraquée », répond comme en écho le MRGA (« Make Russia Great Again ») de Poutine. De fait, ce dernier dispose d’un allié objectif au Congrès américain : les élus républicains trumpistes qui bloquent l’octroi à Kiev de l’aide militaire à hauteur de 60 milliards de dollars américains promise par Joe Biden.

Deux ans maintenant que Poutine a lancé son « opération spéciale », que personne n’imaginait au départ voir s’installer dans pareille durée, d’autant que la marche des troupes russes sur Kiev dans les premiers jours du conflit avait viré au fiasco. Deux ans et une contre-offensive ratée plus tard, voici l’Ukraine à court de munitions, contrainte d’opérer un repli défensif en attendant l’éventuelle arrivée de nouveaux matériels occidentaux, et son gouvernement forcé d’envisager un élargissement de la conscription, une mesure socialement impopulaire.

Poutine peut encore parier sur l’étiolement de l’appui des pays occidentaux. Muée en économie de guerre, la Russie survit aux sanctions grâce à l’appui de la Chine, de l’Iran, de la Corée du Nord, de l’Inde… Et profite de l’absence de capacités européennes de production d’armes et d’obus, alors que les États-Unis ont déplacé les leurs dans le soutien à la commission des massacres israéliens à Gaza.

Si l’Occident récolte aujourd’hui de la pire des façons ce qu’il a semé dans ses relations avec la Russie depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, le sophisme le plus répandu par antiaméricanisme primaire est que ses responsabilités historiques excusent l’agression russe. Le principal problème est que, in fine, la résolution des conflits passe trop souvent en ce bas monde, à petite et à grande échelle, par l’affrontement armé. Or, c’est l’armée russe qui, bien que fragilement, arrive le mieux dans le moment à tenir ses positions. À s’enliser, c’est une guerre qui empêche toujours la communauté internationale d’envisager une solution négociée avec un régime poutinien qui, bluff ou non, rend à l’OTAN la monnaie de sa pièce en manifestant une volonté expansionniste de plus en plus affirmée face aux Européens.

* * * * *

« Pour comprendre un mensonge quel qu’il soit, il faut comprendre de quelle vérité déformée il est le produit », écrivait en 1964 Alexandre Soljenitsyne, autre héros de la dissidence russe. Navalny s’y sera employé avec minutie — et humour. Avec son équipe de la Fondation anticorruption, liquidée en 2021 sous pressions judiciaires, il aura mené des enquêtes d’une qualité professionnelle indéniable sur la kleptocratie du régime.

Pour la posture ultranationaliste qu’il a un temps tenue, il y a une quinzaine d’années, et pour s’être résigné, sans pour autant l’applaudir, à l’annexion de la Crimée en 2014, il faisait par ailleurs tiquer les Ukrainiens. Ses positions avaient cependant évolué, l’homme s’était mis au diapason de ses partisans, moins nationalistes obtus que démocrates et défenseurs des droits de la personne. Il a dénoncé l’invasion de l’Ukraine et, dans la foulée, estimé qu’il fallait lui rendre la Crimée, ce qui le rendait plus insupportable et dangereux encore aux yeux de Poutine.

« S’ils décident de me tuer, cela [voudra] dire que nous sommes incroyablement forts », a-t-il déjà déclaré. Puisse-t-il avoir raison et son fantôme revenir hanter Vladimir Poutine. Reste dans l’immédiat que cet assassinat politique enterre ce qu’il restait d’opposition organisée en Russie, à quelques semaines d’un simulacre d’élection présidentielle à laquelle Poutine sera le seul candidat. Jamais depuis son arrivée au pouvoir en 2000 la liberté de pensée n’a été aussi emmurée en Russie.

À agresser la nation ukrainienne, jusqu’à nier son existence, Moscou a ouvert une boîte de Pandore, a fait exploser une bombe dans l’ordre européen, a mis à l’épreuve les prétentions démocratiques des puissances occidentales. Et c’est pourquoi, vu l’État policier qu’est devenue la Russie, les Ukrainiens sont face à Poutine une digue qu’il faut par-dessus tout empêcher de céder.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

QOSHE - Poutine assassin - Guy Taillefer
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Poutine assassin

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22.02.2024

Impossible de parler de la guerre en Ukraine déclenchée il y aura deux ans vendredi sans parler de l’assassinat d’Alexeï Navalny, puisqu’ils sont deux drames concomitants qui procèdent de la même volonté d’écrasement des libertés.

Vladimir Poutine « tue indifféremment les Ukrainiens, sa jeunesse envoyée à la boucherie et ses prisonniers politiques », a écrit l’écrivain russe en exil Mikhaïl Chichkine au lendemain de la mort de Navalny, survenue vendredi dernier dans une colonie pénitentiaire de la Russie arctique. La veuve de Navalny, Ioulia Navalnaïa, promettant de poursuivre de l’étranger le travail de son mari, n’a pas dit autre chose en affirmant que le président russe s’employait à « tuer l’avenir » — avec, constat troublant, une efficience sidérante.

La tragédie est grande, et le meurtre est emblématique. Emblématique en ceci que Navalny, 47 ans, formidable et courageux rassembleur de l’opposition démocratique, était tout ce à quoi s’oppose le dictateur de 71 ans, chef de clique de néotsaristes.

Et c’est ainsi qu’au MAGA de Donald Trump, qui a eu en réaction à la mort de Navalny une réaction proprement « détraquée », répond comme en écho le MRGA (« Make Russia Great Again ») de Poutine. De fait, ce dernier dispose d’un allié objectif au Congrès américain : les élus........

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