Parmi les dynamiques mises en lumière par l’attentat du 22 mars au Crocus City Hall, il y a celle-ci, des plus sinistres : l’évidence d’une équivalence mafieuse entre le groupe État islamique (EI) et le régime de Vladimir Poutine. Deux mafias en guerre l’une contre l’autre, deux systèmes apparentés d’intimidation par la terreur et le règlement de comptes. Sans atteindre à l’horreur des vidéos passées du groupe EI, les images explicites de violence infligées aux suspects de l’attentat après leur arrestation, diffusées sans censure, relayaient un puissant message : non seulement à l’intention du groupe EI, mais à l’ensemble des Russes, sommés de rester dans le rang, sous peine de torture.

Pour l’historien Sergueï Medvedev, « la Russie est une puissance guerrière et policière, et l’a toujours été », construite sur les valeurs du monde criminel. Son gouvernement a le plus profond mépris pour la vie humaine, dit-il dans Le Monde, et la violence infiltre aujourd’hui toutes les couches de l’État. M. Medvedev fait de la nature du pouvoir russe une lecture extrêmement sombre. M. Poutine l’accrédite de multiples façons : pour avoir ignoré les signaux d’alarme lancés par Washington quant aux risques d’une attaque terroriste imminente à Moscou ; pour avoir fait de la jeunesse la chair à canon de son agression de l’Ukraine ; pour avoir affirmé deux fois plus qu’une que la guerre allait « purifier » la société.

Il existe un frappant parallèle historique à faire entre la montée en puissance de Poutine dans les années 2000 et l’apparition du groupe EI en Irak à la même époque, survenues à la faveur de bouleversements politiques. Alors que se crée une mafia russe, souvent issue comme Poutine des services secrets, autour des apparatchiks soviétiques dont le pouvoir est ébranlé par l’effondrement de l’URSS dans les années 1990, le groupe EI s’est constitué autour des élites militaires sunnites chassées du pouvoir par la débaasification menée par les Américains après le renversement de Saddam Hussein en 2003. Pour l’un comme pour l’autre, la menace réelle ou fantasmée que représente l’Occident tient lieu de cri de ralliement fondamental. L’injonction d’allégeance est politique pour le premier, religieuse pour le second. Si Poutine est prêt à reconnaître que l’attentat a été commis par des islamistes radicaux, il lui faut forcément, par cohérence, intégrer dans son narratif l’idée que ses commanditaires sont les services secrets ukrainiens et occidentaux.

Ce qu’éclaire par ailleurs l’attentat commis par le groupe État islamique au Khorassan (EI-K), c’est la capacité de recomposition de l’organisation terroriste, après la désintégration de son « califat » en 2019. Des cellules djihadistes ont été récemment démantelées en Allemagne, aux Pays-Bas et en Autriche, mais c’est surtout en Turquie et en Russie que l’EI-K a ses antennes. Basé dans le nord de l’Afghanistan, il est formé de nombreux groupuscules de ressortissants centrasiatiques, en particulier tadjiks, remontés contre Moscou pour son rôle en Tchétchénie, en Syrie, au Mali… La diaspora tadjike en Russie regroupe quelque 2 millions de personnes. Il est entendu que la répression va s’accentuer contre elle. N’empêche qu’à se produire au plus près de Moscou, l’attentat a exposé les vulnérabilités de Poutine et de sa clique d’oligarques dans leur guerre des gangs avec le groupe EI.

Plus avant, cet attentat surligne une sale tendance à la « gangstérisation » du politique à l’échelle internationale.

Qu’entendre par gangstérisation ? Le politologue Serge Sur l’entend comme « la transgression volontaire et organisée, par des acteurs internationaux, étatique ou non étatiques, de règles nationales ou internationales [y compris en droit humanitaire], à des fins de domination et de prédation ». Suivant cette large définition, c’est un mal qui ne date pas d’hier. Sauf qu’il prend aujourd’hui de l’ampleur avec l’expansion du crime organisé et de la corruption, avec la détérioration de l’État de droit et la méfiance croissante à l’égard des institutions. Il est une tendance nourrie par l’« autocratisation » — selon la formule de l’Institut V-Dem, groupe de réflexion suédois — d’un monde en déficit de transparence et de dialogue démocratiques.

C’est un mal qui menace depuis longtemps, entre autres, les démocraties mexicaine et colombienne, gangrenées par les cartels de la drogue sans foi ni loi. Un mal dont Haïti est un tragique microcosme, avec ses gangs de rue qui ont pris le contrôle de Port-au-Prince, accoudés à d’opaques soutiens politiques. C’est un mal qui gruge Israël dans sa guerre de conquête contre les terroristes du Hamas. Et qui empoisonne les États-Unis, avec un Donald Trump qui normalise l’extrême droite et les milices suprémacistes, qui appelle à la violence politique et qui publie sur son réseau Truth Social une image de Joe Biden ligoté à l’arrière d’un pick-up. C’est un phénomène malin, et la mondialisation interdit de penser qu’il restera miraculeusement contenu.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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La gangstérisation du politique

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02.04.2024

Parmi les dynamiques mises en lumière par l’attentat du 22 mars au Crocus City Hall, il y a celle-ci, des plus sinistres : l’évidence d’une équivalence mafieuse entre le groupe État islamique (EI) et le régime de Vladimir Poutine. Deux mafias en guerre l’une contre l’autre, deux systèmes apparentés d’intimidation par la terreur et le règlement de comptes. Sans atteindre à l’horreur des vidéos passées du groupe EI, les images explicites de violence infligées aux suspects de l’attentat après leur arrestation, diffusées sans censure, relayaient un puissant message : non seulement à l’intention du groupe EI, mais à l’ensemble des Russes, sommés de rester dans le rang, sous peine de torture.

Pour l’historien Sergueï Medvedev, « la Russie est une puissance guerrière et policière, et l’a toujours été », construite sur les valeurs du monde criminel. Son gouvernement a le plus profond mépris pour la vie humaine, dit-il dans Le Monde, et la violence infiltre aujourd’hui toutes les couches de l’État. M. Medvedev fait de la nature du pouvoir russe une lecture extrêmement sombre. M. Poutine l’accrédite de multiples façons : pour avoir ignoré les signaux d’alarme lancés par Washington quant aux risques d’une attaque terroriste imminente à Moscou ; pour avoir fait de la jeunesse la........

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