La vie politique espagnole est devenue incroyablement emmêlée, toujours au bord du psychodrame, à se déchirer autour de l’étouffant héritage de Franco, presque cinquante ans après la mort du dictateur. Ce qui ne la rend que plus fascinante. Le résultat des élections anticipées de dimanche en Catalogne, petite nation soeur du Québec, est venu en remettre : les partis indépendantistes ayant perdu leur majorité face au Parti socialiste (PS), qui reste toutefois loin d’avoir fait élire assez de députés pour former seul un gouvernement, l’imbroglio annonce des tractations à fleur de peau, sinon un blocage politique susceptible de forcer la tenue d’un nouveau scrutin à brève échéance.

Coup de tonnerre, certes, puisqu’échappe à la mouvance indépendantiste la majorité parlementaire pour la première fois en douze ans. C’est dire qu’a porté ses fruits la politique d’apaisement et d’amnistie appliquée par le premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, dans le but de tourner la page sur la tentative de sécession unilatérale d’octobre 2017 et la féroce répression exercée par le Parti populaire (PP, droite) qui était alors au pouvoir à Madrid. Encore que ça n’explique pas tout : le fait est aussi que, sur fond de participation électorale faiblarde (autour de 57 %), le parti indépendantiste qui tenait le pouvoir depuis 2021, Gauche républicaine de Catalogne (ERC), a été sanctionné pour sa gestion gouvernementale, en particulier de la grave sécheresse qui sévit depuis trois ans. Cela n’aura pas échappé à l’autre grand parti indépendantiste, Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne, de droite), dont le volontaire chef, Carles Puigdemont, toujours en exil en attendant pour rentrer l’adoption prochaine à Madrid de la loi d’amnistie, a fait sien pendant la campagne le vieux slogan péquiste du « bon gouvernement ».

Affirmer en revanche, comme l’a titré en manchette le grand quotidien madrilène El País, que le « triomphe » socialiste se trouve à « enterrer le processus » est exagéré. Le « processus » en question, qui désigne la conviction pour ses convaincus que la marche vers l’indépendance est irréversible, est évidemment mis à mal par ce scrutin. N’empêche que les pro-indépendance ont tout de même élu 59 députés (sur 135 à l’Assemblée législative) et obtenu près de 40 % des voix, et que Puigdemont, dont le Junts est arrivé deuxième avec 35 sièges, est loin de lâcher le morceau, ayant malgré tout prétention de reformer un gouvernement de coalition « d’obédience clairement catalane », fût-il minoritaire.

Aussi, le PS a beau avoir fait une percée en Catalogne, les choses ne se simplifient pas pour autant pour M. Sánchez, tant les résultats présentent un portrait éclaté. À Madrid, sa fragile coalition est notamment tributaire du soutien que lui a apporté le Junts au Parlement espagnol, contre promesse d’amnistie. S’engagent des discussions compliquées. Et c’est ainsi que Puigdemont, qui pousse le bouchon, menace de retirer son appui à Sánchez si les indépendantistes ne conservent pas le pouvoir à Barcelone. Le scénario d’une alliance entre le PS et l’ERC, devenu plus modéré, n’est pas invraisemblable, ce qui creuserait forcément les tensions qui se sont développées entre le Junts et l’ERC.

L’Espagne devient-elle ingouvernable ? S’annoncent en tout cas des turbulences dont on voudrait qu’elles ne servent pas aux Catalans et à l’ensemble des Espagnols qu’à aiguiser leurs divisions, qui sont profondes. Comment M. Sánchez, fin renard s’il en est, va-t-il démêler cet écheveau ? Arrivé au pouvoir en 2018, l’homme a le mérite de vouloir défaire, non sans provoquer d’énormes résistances, le modèle autoritaire et centralisateur perpétué en Espagne par la droite traditionnelle et viscéralement anticatalaniste. Il n’est pas Justin Trudeau. L’Espagne n’en serait d’ailleurs sans doute pas là si le PP n’avait fait invalider par les tribunaux, en 2010, des pans importants du statut d’autonomie qui avait été consenti en 2005 à la Catalogne. Près de 15 ans après ce « Lac Meech » catalan, les rancoeurs restent vives.

L’Écosse, autre nation soeur, traverse des moments semblables. Son mouvement indépendantiste est aussi dans un creux de vague, après des années 2010 enflammées. Comme en Catalogne, l’indépendantisme y plafonne à plus ou moins 45 %. Le départ inattendu, en 2023, de la figure de proue qu’était la première ministre Nicola Sturgeon a complètement déboussolé son Scottish National Party (SNP), au pouvoir depuis 2007. Élu il y a à peine plus d’un an, son successeur, Humza Yousaf, vient de démissionner, aggravant la crise au sein du parti. Avec le résultat, selon un récent sondage YouGov, que le Parti travailliste devance le SNP pour la première fois en 10 ans en Écosse, dans un contexte où seront apparemment déclenchées, d’ici la fin de l’année au Royaume-Uni, des élections générales dont les travaillistes sont donnés gagnants.

Alors, quoi ? Les mouvements indépendantistes sont par définition revendicateurs de libertés. S’ils sont en dormance, il peut suffire d’une étincelle pour secouer le proverbial « confort » et les réveiller.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

QOSHE - Imbroglio à la catalane - Guy Taillefer
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Imbroglio à la catalane

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16.05.2024

La vie politique espagnole est devenue incroyablement emmêlée, toujours au bord du psychodrame, à se déchirer autour de l’étouffant héritage de Franco, presque cinquante ans après la mort du dictateur. Ce qui ne la rend que plus fascinante. Le résultat des élections anticipées de dimanche en Catalogne, petite nation soeur du Québec, est venu en remettre : les partis indépendantistes ayant perdu leur majorité face au Parti socialiste (PS), qui reste toutefois loin d’avoir fait élire assez de députés pour former seul un gouvernement, l’imbroglio annonce des tractations à fleur de peau, sinon un blocage politique susceptible de forcer la tenue d’un nouveau scrutin à brève échéance.

Coup de tonnerre, certes, puisqu’échappe à la mouvance indépendantiste la majorité parlementaire pour la première fois en douze ans. C’est dire qu’a porté ses fruits la politique d’apaisement et d’amnistie appliquée par le premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, dans le but de tourner la page sur la tentative de sécession unilatérale d’octobre 2017 et la féroce répression exercée par le Parti populaire (PP, droite) qui était alors au pouvoir à Madrid. Encore que ça n’explique pas tout : le fait est aussi que, sur fond de participation électorale faiblarde (autour de 57 %), le parti indépendantiste qui tenait le pouvoir depuis 2021,........

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