Nous sommes des membres actuels ou anciens du comité de rédaction de Relations, revue fondée en 1941 par un groupe de jésuites progressistes et publiée continuellement depuis. Relations offre à la société québécoise une parole engagée et unique en son genre : elle pose sur les grands enjeux sociaux des regards croisés complémentaires (sociologique, philosophique, anthropologique, théologique, artistique, littéraire, militant, etc.) de croyants et de non-croyants.

Le 21 mars 2024, le comité de rédaction était réuni à la Maison Bellarmin. Nos collègues du Centre justice et foi (CJF), qui publie la revue, nous ont annoncé leur mise à pied pour une durée indéterminée à compter de 17 h ce jour-là. Cette décision du conseil d’administration leur avait été annoncée deux jours avant. L’équipe était atterrée, et nous aussi. Toutes les activités devaient être immédiatement interrompues, y compris la production de Relations.

Jamais le CA n’en avait évoqué la possibilité auparavant, ni cherché des pistes de solution avec l’équipe du CJF pour éviter cette mise à pied brutale. C’est d’autant plus ahurissant qu’entre l’annonce de la décision et sa concrétisation, soit un intervalle de 48 heures, l’équipe avait élaboré un plan d’urgence. Elle proposait de travailler encore un mois, payée à temps partiel, afin de boucler des engagements importants, dont la parution du numéro d’été, à défaut de quoi des subventions pourraient être compromises et la crédibilité morale et financière du CJF et de Relations gravement entachée, entre autres conséquences. Peine perdue.

Nous dénonçons cette décision du CA, auquel siègent des jésuites, et sa brutalité envers l’équipe du CJF. Elle contrevient frontalement à l’esprit de concertation et de solidarité qui a animé toutes les activités du CJF depuis sa fondation. Cela nous semble indigne d’un CA chargé de veiller à la mise en oeuvre de sa mission et des jésuites qui l’ont soutenu. Cette mise à pied, même temporaire, menace la survie même du CJF et d’une des plus anciennes revues francophones au Québec, dont la renommée n’est plus à faire.

On a traité cette revue comme si elle n’était qu’un vulgaire bulletin. Le CA affirme espérer reprendre sa publication d’ici la fin de l’été, mais sait-il ce que signifie une telle interruption dans la production d’une revue ? On peut en douter. De multiples partenaires (auteurs et autrices, artistes, correcteurs, graphistes, distributeur, subventionnaires, annonceurs, etc.) sont concernés ; l’interruption ne peut que fragiliser, sinon compromettre l’existence de la revue. C’est sans parler du lectorat et des abonnés, dont une bonne partie sont fidèles depuis des décennies : ils n’auront pour s’informer de la situation qu’un communiqué de presse lapidaire. Or, pour une revue, la rupture du lien de fidélité avec le lectorat, dans l’univers médiatique actuel, peut être source d’une hémorragie fatale.

Chose certaine, toute la scène intellectuelle québécoise souffrira de l’affaiblissement de la revue causé par cette décision. Est-ce possible que les autorités jésuites actuelles veuillent prendre le risque de dilapider un tel héritage ?

Si le provincial des jésuites et le CA ne reviennent pas sur la décision de mettre à pied l’équipe, nous serions amenés à nous poser de sérieuses questions sur les raisons profondes qui les motivent, les difficultés (budgétaires ou autres) ne justifiant en rien autant d’inconséquences. L’écart est scandaleux entre les souhaits exprimés et les effets réels : s’engager « à assurer un processus sans heurt » pour le personnel, alors qu’il est mis à pied de manière brutale, sans considération éthique, en contradiction flagrante avec les valeurs du centre, et espérer en plus sa collaboration en vue « de redéfinir le positionnement et les priorités » de l’organisme ! Comment peut-on espérer cette collaboration si on mine en même temps l’envie des employés d’y oeuvrer ?

Y aurait-il un plan politique derrière cette mise à pied ? Serions-nous en face d’un désaveu de l’héritage du christianisme social laissé par les jésuites du Québec, potentiellement lié à la création, en 2018, d’une province jésuite désormais pancanadienne ? Est-ce le fruit de pressions de donateurs importants d’oeuvres jésuites à la suite d’actions, de publications ou de prises de position du centre ou de la revue ? Nous n’osons le croire.

Relations fait partie d’un patrimoine vivant trop précieux pour qu’on la laisse être fragilisée et menacée ainsi sans intervenir.

* Ont cosigné ce texte les membres et anciens membres du comité de rédaction suivants : Élisabeth Garant, ex-directrice de Relations et du CJF ; Jean Pichette, ex-rédacteur en chef de Relations ; Carolyn Sharp, ex-directrice de Relations ; Gisèle Turcot, ex-directrice de Relations ; Catherine Caron, ex-rédactrice-éditrice de Relations ; Amélie Descheneau-Guay, ex-secrétaire de rédaction de Relations ; Louis Rousseau, historien, professeur émérite de l’UQAM ; Denise Couture, théologienne ; Claire Doran ; Marie Célie Agnant, écrivaine ; Mélanie Chabot ; Marie-Noëlle Ryan, Département de philosophie, Université de Moncton ; Krystof Beaucaire ; Alice Chipot, engagée pour les droits de la personne ; Céline Dubé ; André Beauchamp, chercheur associé au CJF ; Rolande Pinard, sociologue ; Guy Dufresne, politologue ; Gilles Bourque, sociologue, professeur émérite de l’UQAM ; Dominique Bernier ; Michel Beaudin, théologien, professeur à l’Université de Montréal ; Jonathan Durand Folco ; Jean-François Filion, professeur de sociologie à l’UQAM ; Yves-Marie Abraham ; Jacques Boucher, professeur retraité de l’UQO ; Louis Gaudreau ; Osire Glacier ; Michaël Séguin, professeur adjoint en leadership, écologie et équité, Université Saint-Paul ; Louise Boivin, chercheuse et professeure honoraire de l’UQO ; Sylvie Paquerot ; Marc-André Gagnon, professeur de politique publique ; Vincent Greason ; Normand Breault ; Paul Wattez ; Pierre Durocher ; Guy Bourgeault ; Brice Simeu.

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Réparer les pots cassés et sauver «Relations»

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30.03.2024

Nous sommes des membres actuels ou anciens du comité de rédaction de Relations, revue fondée en 1941 par un groupe de jésuites progressistes et publiée continuellement depuis. Relations offre à la société québécoise une parole engagée et unique en son genre : elle pose sur les grands enjeux sociaux des regards croisés complémentaires (sociologique, philosophique, anthropologique, théologique, artistique, littéraire, militant, etc.) de croyants et de non-croyants.

Le 21 mars 2024, le comité de rédaction était réuni à la Maison Bellarmin. Nos collègues du Centre justice et foi (CJF), qui publie la revue, nous ont annoncé leur mise à pied pour une durée indéterminée à compter de 17 h ce jour-là. Cette décision du conseil d’administration leur avait été annoncée deux jours avant. L’équipe était atterrée, et nous aussi. Toutes les activités devaient être immédiatement interrompues, y compris la production de Relations.

Jamais le CA n’en avait évoqué la possibilité auparavant, ni cherché des pistes de solution avec l’équipe du CJF pour éviter cette mise à pied brutale. C’est d’autant plus ahurissant qu’entre l’annonce de la décision et sa concrétisation, soit un intervalle de 48 heures, l’équipe avait élaboré un plan d’urgence. Elle proposait de travailler encore un mois, payée à temps partiel, afin de boucler des engagements importants, dont la parution du numéro d’été, à défaut de quoi des subventions pourraient être compromises et la crédibilité morale et financière du CJF et de Relations gravement entachée, entre autres conséquences.........

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