« On rêvait de changer le monde, est-ce le monde qui nous a changés ? » s’interrogeait Sylvain Lelièvre. C’est à cette chanson que je pense depuis qu’Émilise Lessard-Therrien a annoncé son départ de Québec solidaire (QS). Cette annonce préoccupante survient quelques mois à peine après la sortie du livre troublant de Catherine Dorion, et après l’annonce d’un recul important de QS dans les sondages. Ce parti créé pour défendre les intérêts populaires semble aujourd’hui engagé dans une voie qui marque l’oubli de ses principes fondateurs, principes qu’il m’apparaît important de rappeler.

Québec solidaire est le résultat d’une fusion intervenue en 2006 entre Option citoyenne (construite à la suite de la Marche mondiale des femmes, en 2000) et l’Union des forces progressistes (UFP), parti qui regroupait lui-même trois partis socialistes ou populaires. Ce nouveau parti voulait éviter le piège de la professionnalisation parlementaire et de l’électoralisme en demeurant un « parti des urnes et de la rue » faisant le lien entre les luttes sociales et la politique électorale. Il voulait « faire de la politique autrement » en s’appuyant sur une démocratie interne forte, tout à l’opposé de l’organisation hiérarchique et hypercentralisée qui prévaut dans les autres partis.

C’est pourquoi QS a choisi de nommer des porte-parole paritaires (une femme et un homme) et non un chef omnipotent. Enfin, il se voulait un « parti-processus », plus proche du mouvement social que du parlementarisme en costume cravate, cherchant à se dépasser lui-même constamment dans l’objectif de devenir un parti de gauche de masse.

Un nécessaire enracinement hors métropole

Le parti s’est implanté ces dernières années en zone urbaine et auprès de l’électorat scolarisé. La prochaine étape appelait logiquement son enracinement dans ce qu’on appelle un peu maladroitement « les régions ». Ceci impliquait un arrimage du discours du parti aux sensibilités et aux préoccupations populaires régionales, agricoles, rurales, etc. Ce n’est pas ce qui a été décidé par les stratèges du parti, et pour la première fois de son histoire, il a encaissé en 2022 un recul en termes de pourcentage et de nombre de votes, particulièrement en région.

La figure d’Émilise Lessard-Therrien, élue porte-parole féminine en novembre dernier, incarnait la synthèse des préoccupations régionales, et elle le faisait avec une authenticité rafraîchissante et rare. Son élection avait de quoi soulever l’enthousiasme de ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, habitent la ruralité, et elle donnait l’occasion au parti d’entrer dans la prochaine phase de son processus de croissance. Or, ce n’est pas ce qui s’est passé.

Il aura fallu seulement cinq mois pour que Lessard-Therrien quitte son poste après un épuisement professionnel et une déception profonde. Son discours de départ identifie un « blocage organisationnel » qui l’a empêchée d’amener dans le parti les préoccupations dont elle se faisait le porte-voix. Catherine Dorion avait déjà soulevé plusieurs problèmes dans son livre. Voici maintenant qu’une autre femme, cette fois la porte-parole féminine, quitte en disant que le parti l’a pour ainsi dire « tablettée » et reléguée à l’arrière-plan, sans lui donner la place, les ressources et l’espace de faire valoir ce qu’elle voulait porter. Elle évoque encore une petite équipe soudée autour du porte-parole masculin, et qui exercerait un pouvoir disproportionné dans le parti.

Paulo Freire soulignait le risque qu’un parti de gauche finisse par demander uniquement au peuple d’applaudir un « grand leader » gesticulant sur une estrade, alors que le peuple devrait jouer un rôle conscient et actif dans sa propre prise en charge et sa propre émancipation. C’était la conviction des membres fondateurs de QS. Malheureusement, nous avons assisté à une adaptation progressive aux institutions parlementaires centralisatrices, hiérarchiques et patriarcales, les idéaux des débuts cédant progressivement la place à une professionnalisation conformiste.

Un exemple de ce qui ne va pas me semble bien incarné dans le « scandale Meta ». Le parti semble être devenu dépendant des outils publicitaires des GAFAM au point de placer son discours à la remorque du data et du microciblage. Plutôt que de parler au Québec en entier, il adresse des messages ciblés à des clientèles électorales ciblées via l’informatique. Ceci le conduit à s’enfermer dans une bulle où il s’adressera à l’électorat urbain-scolarisé-écolo qui le soutient déjà.

Il pourra alors faire quelques gains en zone urbaine ou périurbaine, mais il répétera l’erreur historique des gauches européennes qui ont abandonné la périphérie pour ne plus s’adresser qu’à un électorat « bobo » et cosmopolite avec un discours hors-sol. L’incapacité à aborder les préoccupations des classes populaires, des régions et de la ruralité produira un discours déraciné qui éloignera paradoxalement le peuple du parti qui se voulait populaire. On ne s’explique pas autrement la remontée actuelle du PQ.

Évidemment, les adversaires de QS voudront profiter de la présente situation pour se présenter comme étant plus vertueux. Il faut leur rappeler que Québec solidaire a précisément été créé parce que les partis traditionnels se sont avérés incapables de libérer les Québécoises et les Québécois de la domination des intérêts fédéralistes et capitalistes. Certains d’entre eux se font ouvertement les laquais de l’oligarchie fédéraliste et capitaliste alors que d’autres, comme le PQ, ont prétendu nous en libérer pour ensuite épouser les idées de la mondialisation néolibérale. Qu’ils se gardent donc une petite gêne, car ils sont eux-mêmes gangrenés depuis longtemps par les maladies hiérarchique, électoraliste et centralisatrice qui semblent aujourd’hui menacer QS.

Pierre Bourgault disait qu’un parti doit rester « fidèle aux rêves qui l’ont enfanté ». S’il s’avère que Québec solidaire est incapable de rester fidèle à ses idéaux fondateurs parce que victime d’un coup d’État technocratique interne, s’il se satisfait de quelques comtés gagnables en zone urbaine, il faudra qu’un autre mouvement ou organisation prenne le relais pour enraciner la lutte sociale et politique à la grandeur du Québec.

Pour éviter le piège vertical de la centralisation et de l’électoralisme, il conviendrait, comme le pensait l’écologiste Murray Bookchin, de miser d’abord sur la démocratie, la décentralisation et l’auto-organisation locale. Sur le plan des idées, la philosophe Chantal Mouffe, qui a notamment conseillé Podemos et Mélenchon, insiste sur l’importance de développer un discours qui fasse droit aux affects, à la sensibilité et aux insécurités populaires.

La revue Parti pris, dans les années 1960, avait établi les trois clefs pour libérer le peuple québécois : socialisme, indépendance, laïcité. Québec solidaire semble avoir progressivement déserté ces trois idées phares. Par exemple, il ne sait parler d’indépendance qu’en s’excusant sempiternellement de ce que cette idée puisse être insuffisamment « inclusive », comme le veut l’esprit libéral et postmoderne de notre temps. Il devrait au contraire se faire le porteur de la synthèse nécessaire entre la question nationale et la question sociale. Le peuple ne s’y trompe pas et n’adhère pas à ce discours désincarné, qui semble surtout s’adresser aux diplômés urbains qui l’ont fomenté dans l’entre-soi et dans le but de s’adresser à eux-mêmes.

Or, Platon disait que ce qui différencie le bon gouvernant du mauvais se résume à la question de savoir si l’on gouverne pour le bien de la cité ou pour son bien propre. Autrement dit, on ne doit pas faire de la politique pour soi-même ou pour son propre avancement. Nous n’avons pas fondé ce parti pour qu’il soit sous l’autorité d’un seul individu ou d’une petite clique satisfaite d’elle-même, mais ce que Pierre Vadeboncoeur nommait « l’autorité du peuple » ; ce serait la marque d’un parti qui se voudrait populaire dans tous les sens du terme.

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Un parti doit rester «fidèle aux rêves qui l’ont enfanté»

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01.05.2024

« On rêvait de changer le monde, est-ce le monde qui nous a changés ? » s’interrogeait Sylvain Lelièvre. C’est à cette chanson que je pense depuis qu’Émilise Lessard-Therrien a annoncé son départ de Québec solidaire (QS). Cette annonce préoccupante survient quelques mois à peine après la sortie du livre troublant de Catherine Dorion, et après l’annonce d’un recul important de QS dans les sondages. Ce parti créé pour défendre les intérêts populaires semble aujourd’hui engagé dans une voie qui marque l’oubli de ses principes fondateurs, principes qu’il m’apparaît important de rappeler.

Québec solidaire est le résultat d’une fusion intervenue en 2006 entre Option citoyenne (construite à la suite de la Marche mondiale des femmes, en 2000) et l’Union des forces progressistes (UFP), parti qui regroupait lui-même trois partis socialistes ou populaires. Ce nouveau parti voulait éviter le piège de la professionnalisation parlementaire et de l’électoralisme en demeurant un « parti des urnes et de la rue » faisant le lien entre les luttes sociales et la politique électorale. Il voulait « faire de la politique autrement » en s’appuyant sur une démocratie interne forte, tout à l’opposé de l’organisation hiérarchique et hypercentralisée qui prévaut dans les autres partis.

C’est pourquoi QS a choisi de nommer des porte-parole paritaires (une femme et un homme) et non un chef omnipotent. Enfin, il se voulait un « parti-processus », plus proche du mouvement social que du parlementarisme en costume cravate, cherchant à se dépasser lui-même constamment dans l’objectif de devenir un parti de gauche de masse.

Un nécessaire enracinement hors métropole

Le parti s’est implanté ces dernières années en zone urbaine et auprès de l’électorat scolarisé. La prochaine étape appelait logiquement son enracinement dans ce qu’on appelle un peu maladroitement « les régions ». Ceci impliquait un arrimage du discours du parti aux sensibilités et aux préoccupations populaires régionales, agricoles, rurales, etc. Ce n’est pas ce qui a été décidé par les stratèges du parti, et pour la........

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