Notre identité collective est forgée par des individus prêts à se rendre malades pour poursuivre leur nécessaire quête d’art. L’indigence par laquelle les artistes d’ici doivent passer, pour un jour, peut-être, obtenir des « moyens » de création est absolument effarante pour une société aussi pourvue que la nôtre.

En ce 18 avril, journée de manifestation pour la survie des arts vivants, qui sont très certainement la source pauvre et détournée dans laquelle puise tout l’appareil industrialo-culturel du Québec pour se forger, je ne peux être parmi les miens. Étant à l’étranger dans une institution de renom, je représente le Québec malgré moi dans une manoeuvre étatique qu’il est convenu d’appeler la diplomatie culturelle. Pour me rendre à ce stade, il m’aura fallu d’abord travailler plus de dix ans à temps double dans une pauvreté rare.

Si, aujourd’hui, j’arrive à vivre de mon art, ce n’est pas le cas de plusieurs des collègues avec qui j’ai cheminé au fil du temps, qui n’avaient pourtant pas moins de talent que moi et qui se sont tout autant nourris de beurre d’arachide.

C’est qu’au Québec, pour réussir à vivre, même maigrement, de son art, il faut faire le triple avec chaque sou que ce qui se fait dans tout autre secteur d’activité. Il faut aussi savoir lire et analyser des états financiers d’entreprises, connaître le code Morin, rédiger des textes administratifs dans des formulaires arides, participer à des soirées-bénéfices d’organismes qui ne peuvent que bien mal nous rémunérer quand on oeuvre en leurs murs en raison de leur sous-financement chronique — organismes qu’on soutient d’ailleurs déjà à longueur d’année en faisant une quantité énorme de bénévolat —, s’endetter, etc.

Il en va de même pour le monde communautaire. Cet autre monde sans qui notre société s’effondrerait et qui, comme nous, est particulièrement à bout de souffle.

La société civile est à bout de souffle. Les artistes sont le coeur de notre rêve collectif. À regarder les priorités des tenants du pouvoir, il ne semble certainement pas y avoir d’envie de nous élever collectivement, de nourrir l’âme d’un peuple, ni l’estomac d’ailleurs : encore moins le ventre de celles et ceux qui fabriquent cet anima collectif.

Vous pensez, chers élus, que nous pourrons tenir combien de temps à vous donner une substance qui vous permette de vous asseoir dans la maison du peuple portant le nom d’Assemblée nationale ? Car sans artistes, pas d’identité, sans identité, pas de nation, et sans nation, pas d’Assemblée nationale. Vous criez tous haut et fort — de différentes manières, en vous chamaillant presque comme des enfants dans une cour d’école — que vous êtes là pour l’intérêt du Québec. Vous « défendez » des « visions » nationales qui assoient vos politiques, mais au fond, en quoi pouvez-vous prétendre à tout cela ? Les chiffres que vous nous présentez au fil du temps sont clairs : vous n’êtes pas à la hauteur de vos prétentions.

Je dirais même plus : à vous voir nous endetter collectivement à ce point pour ouvrir une usine de piles (qui ne nous appartiendra même pas ? !), tout cela plutôt que de soutenir les forces vives, qui sont littéralement au bout du rouleau, forces vives du monde artistique qui nous invente, oui, rien de moins, et du monde communautaire qui nous épargne d’une dérape monumentale. Bref, à vous voir aller, il ne faut pas avoir la tête à Papineau pour comprendre quelles sont vos priorités.

Quand une ministre de l’Habitation dit que « [les pauvres] n’ont qu’à investir dans l’immobilier », comme si elle proposait que « les culs-de-jatte n’aient qu’à apprendre à courir » et qu’elle garde son emploi, son siège, et en plus arrive à faire voter des lois qui fragilisent les gens les plus à risque, des lois que vous ratifiez d’ailleurs tous ensemble, il me semble limpide que vous nous donnez régulièrement la preuve que vous ne vous intéressez pas au bien commun.

Il est difficile d’écrire ici ces mots, car oui, ici à l’étranger, je réalise un rêve et je vis dans la peur de parler et de vivre de véritables représailles de votre part pour cela. Et j’ai peur, car c’est un rêve que j’ai nourri à la très grande sueur et au beurre d’arachide pendant trop longtemps. Un rêve si fragile qui encore aujourd’hui se construit trop souvent à coups de 70 heures par semaine. Et ce rêve que je réalise, c’est le rêve de tout un peuple, en fait. Celui d’avoir droit d’être pleinement soi, ailleurs, à la table parmi tous les autres. Le droit à la reconnaissance d’être.

Il nous faut sortir de la peur, car c’est au prix de notre santé mentale et physique que nous continuons. Viendra un moment où cela ne se pourra plus et où ces forces vives seront vraiment à bout. D’ailleurs, nous y arrivons. On ne peut plus faire ce que nous faisons pour des pinottes. Et vos usines de piles ne nous rechargeront pas. Mais, je n’en doute pas, cela sera certainement profitable pour les enfants de quelques-uns.

De là où nous vous regardons, pendant que nous créons cette identité jusqu’à saigner des mains et que nous continuons de transformer chaque maigre sou en une vaste richesse collective sur laquelle vous êtes assis, votre usine de piles, elle, semble nous vider collectivement de tous nos moyens. Mon souhait le plus cher, c’est que les miens gardent des forces, peu importe à quoi ils ou elles oeuvrent en ce moment, pour au moins faire en sorte que vous nous trouviez, le temps venu, sur votre chemin.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

QOSHE - Sous-financement culturel et communautaire, et vous arrivez à dormir? - Christian Lapointe
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Sous-financement culturel et communautaire, et vous arrivez à dormir?

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18.04.2024

Notre identité collective est forgée par des individus prêts à se rendre malades pour poursuivre leur nécessaire quête d’art. L’indigence par laquelle les artistes d’ici doivent passer, pour un jour, peut-être, obtenir des « moyens » de création est absolument effarante pour une société aussi pourvue que la nôtre.

En ce 18 avril, journée de manifestation pour la survie des arts vivants, qui sont très certainement la source pauvre et détournée dans laquelle puise tout l’appareil industrialo-culturel du Québec pour se forger, je ne peux être parmi les miens. Étant à l’étranger dans une institution de renom, je représente le Québec malgré moi dans une manoeuvre étatique qu’il est convenu d’appeler la diplomatie culturelle. Pour me rendre à ce stade, il m’aura fallu d’abord travailler plus de dix ans à temps double dans une pauvreté rare.

Si, aujourd’hui, j’arrive à vivre de mon art, ce n’est pas le cas de plusieurs des collègues avec qui j’ai cheminé au fil du temps, qui n’avaient pourtant pas moins de talent que moi et qui se sont tout autant nourris de beurre d’arachide.

C’est qu’au Québec, pour réussir à vivre, même maigrement, de son art, il faut faire le triple avec chaque sou que ce qui se fait dans tout autre secteur d’activité. Il faut aussi savoir lire et analyser des états financiers d’entreprises, connaître le code Morin, rédiger des textes administratifs dans des formulaires arides, participer à des........

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