L’intelligence artificielle, l’hégémonie des GAFAM, la géopolitique des métaux critiques et la concentration accélérée de la richesse mondiale. La cryptomonnaie, le libertarisme et l’essoufflement des démocraties. Tout ça n’a qu’une cause : les algorithmes.

La révolution industrielle du XIXe siècle a propulsé l’économie mondiale dans l’ère du capitalisme moderne. Si rien n’est fait, les algorithmes enfonceront pour au moins le prochain siècle la planète dans une nouvelle forme de supercapitalisme effréné. C’est ce qu’avancent dans leur très long manifeste, qu’ils qualifient de « techno-sobre », mais qui a par moments des airs réactionnaires, Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, deux chercheurs universitaires issus des sciences sociales.

Les deux auteurs lancent cet automne une brique de presque 500 pages intitulée Le capital algorithmique et publiée aux Éditions Écosociété.

Évidemment, pour qualifier les algorithmes de capitalistes, il faut laisser de côté l’utilisation présumée ou documentée qui en est faite par des États qui sont tout sauf des exemples du libre marché, comme la Chine ou la Russie. Dans l’imaginaire collectif, ces deux-là sont peut-être plus naturellement associés à la faucille et au marteau. Ils semblent pourtant beaucoup plus habiles avec les outils numériques modernes que les États démocratiques, qu’ils tentent d’affaiblir à grands coups d’algorithmes trompeurs et de vidéos truquées.

Ces chercheurs issus respectivement de l’Université Saint-Paul, à Ottawa, et de l’Université Concordia voient tout de même les algorithmes être déployés partout. En affaires, en finances, en santé, en éducation… Même au gouvernement, on en redemande. Malgré le retard technologique de secteurs coincés dans certains cas à l’ère des télécopieurs, sinon au crayon de plomb (ce qui ne serait pas plus mal, si seulement ça fonctionnait…), plusieurs rêvent de monétiser, à l’aide de ces longues équations informatiques, les données produites par les élèves, les patients, les citoyens, les travailleurs.

On aurait pu appeler ça la monétisation tous azimuts, pour rester dans le jargon de la Silicon Valley. Les deux auteurs parlent plutôt dans leur ouvrage de « capitalisme de surveillance ».

Les algorithmes pistent tous nos faits et gestes numériques, établissent d’entrée de jeu les deux Jonathan. Ils captent « l’expérience humaine en général », la transforment en une « matière première gratuite » destinée à être transformée en « une marchandise vendue sur un marché des prédictions comportementales ».

Ils enrichissent des gens déjà passablement riches. Par la bande, étant donné que leur modèle d’affaires se colle à celui de la Silicon Valley, ils forcent le reste de la planète à adopter la forme imposée par le modèle économique de la grande banlieue de San Francisco : le capital-risque coule à flots, appuyé par le gouvernement, qui participe à tout sauf à la prise de profits.

Nulle part ailleurs qu’au Canada est-ce que cette dualité, l’étatisation des dépenses contre la privatisation des bénéfices, n’est-elle si apparente. L’intelligence artificielle canadienne, poursuivent les deux universitaires, est lourdement financée et subventionnée par l’État, mais ce sont surtout des entreprises privées — et la plupart du temps étrangères — qui empochent.

De grands penseurs ont affirmé — à tort — que les membres de la génération Z, les plus jeunes adultes en ce moment, étaient très peu attirés par le sexe. Les yeux rivés sur les écrans, ils ont la tête (et leurs autres organes) ailleurs.

Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau craignent qu’un désintérêt plus grand encore envers des actes très humains comme la sexualité soit en train de voir le jour. Les technologies numériques, les environnements virtuels et l’intelligence artificielle sont en train de déshumaniser la société en entier, disent-ils.

On a d’ailleurs vu émerger ces derniers mois des applications qui utilisent l’IA pour se transformer en figure amoureuse virtuelle pour personnes esseulées. Pourquoi s’éreinter à essayer de rencontrer l’âme soeur quand on peut la configurer soi-même sur un téléphone qui tient dans la poche ?

L’humanité court évidemment à sa perte si tout le monde préfère l’amour virtuel aux relations interpersonnelles en chair et en os. Mais rien n’indique que ce virage a réellement lieu.

Alors, si les algorithmes sont partout, comment éviter de tomber dans le piège qu’ils tendent d’une nouvelle concentration de la richesse dans les mains des grands dirigeants ? Les deux chercheurs s’aventurent ici sur un terrain plus délicat. Faut-il fuir le capitalisme ? Revenir aux valeurs de l’époque pré-Internet, voire d’une époque préindustrielle qu’on idéalise peut-être un peu trop ?

On ne peut pas prêcher contre la vertu, dit l’adage. Les auteurs en proposent donc neuf (courage, respect, humilité…), autour desquelles recentrer la morale publique. Évidemment.

Surtout, ils introduisent l’idée d’adopter une position « techno-
sobre », à mi-chemin entre le techno-optimisme du monde entrepreneurial et le techno-pessimisme d’autres groupes sociaux. Les algorithmes ne nous sauveront pas de la crise climatique, donnent-ils en exemple. Mais il existe sans doute des outils technologiques de pointe qui aideront à lutter contre le réchauffement du climat, la prolifération des armes à feu, etc.

Ce n’est pas Twitter qui a créé Donald Trump. Ce n’est pas Alexa qui conseillait Maxime Bernier. Mais dans un monde où les exagérations sont monnaie courante, des personnages qu’on aurait autrement qualifiés de caricatures peuvent mieux se faire entendre.

Capitalistes ou pas, les algorithmes ont le dos large.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Méchants capitalistes, les algorithmes - Alain Mckenna
menu_open
Columnists Actual . Favourites . Archive
We use cookies to provide some features and experiences in QOSHE

More information  .  Close
Aa Aa Aa
- A +

Méchants capitalistes, les algorithmes

4 1
30.10.2023

L’intelligence artificielle, l’hégémonie des GAFAM, la géopolitique des métaux critiques et la concentration accélérée de la richesse mondiale. La cryptomonnaie, le libertarisme et l’essoufflement des démocraties. Tout ça n’a qu’une cause : les algorithmes.

La révolution industrielle du XIXe siècle a propulsé l’économie mondiale dans l’ère du capitalisme moderne. Si rien n’est fait, les algorithmes enfonceront pour au moins le prochain siècle la planète dans une nouvelle forme de supercapitalisme effréné. C’est ce qu’avancent dans leur très long manifeste, qu’ils qualifient de « techno-sobre », mais qui a par moments des airs réactionnaires, Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, deux chercheurs universitaires issus des sciences sociales.

Les deux auteurs lancent cet automne une brique de presque 500 pages intitulée Le capital algorithmique et publiée aux Éditions Écosociété.

Évidemment, pour qualifier les algorithmes de capitalistes, il faut laisser de côté l’utilisation présumée ou documentée qui en est faite par des États qui sont tout sauf des exemples du libre marché, comme la Chine ou la Russie. Dans l’imaginaire collectif, ces deux-là sont peut-être plus naturellement associés à la faucille et au marteau. Ils semblent pourtant beaucoup plus habiles avec les outils numériques modernes que les États démocratiques, qu’ils tentent d’affaiblir à grands coups d’algorithmes trompeurs et de vidéos truquées.

Ces........

© Le Devoir


Get it on Google Play