Je retombais sur cette phrase de Max Weber dans l’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme qui sans doute ne m’avait pas frappée la première fois que je l’avais lue, jeune étudiante tout à fait convertie au plaisir (et à l’utilité) du labeur :

cette idée particulière - si familière pour nous aujourd’hui, mais en réalité si peu évidente - que le devoir s’accomplit dans l’exercice d’un métier, d’une profession, c’est l’idée caractéristique de l’"éthique sociale" de la civilisation capitaliste.

Toujours très laborieuse, mais moins enthousiaste à l’idée de consacrer non seulement ma vie au travail, mais mes pensées, mes angoisses, mes projections, mon quotidien, je m’arrêtai sur ce petit bout de phrase : "mais en réalité si peu évidente", et tentai d’imaginer une autre "éthique" qui ne soit pas intégralement inféodée à notre profession. Pas facile.

On fait des études en vue de travailler, on se lève pour aller travailler, on dort mal en prévision de la difficile journée qui nous attend au travail, on essaie d’aménager ses horaires pour avoir une vie de famille, mais en réalité, ce sont les horaires de la vie de famille qu’on aménage parce qu’il y a des urgences, des obligations, exigées par le travail. On manifeste pour avoir une retraite décente, mais cette retraite n’a de sens que relativement au travail – puisqu’il s’agit enfin de ne plus travailler.

Éthique en "creux", désir de s’arrêter, de "profiter", pour compenser le rétrécissement de l’horizon : au moins faut-il que celui-ci soit dégagé du travail.

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J’ai eu beau essayer d’imaginer autre chose, j’étais en peine : une éthique du loisir ? Mais il n’a de sens que par son envers. Celui qui ne travaille pas n’a pas de loisir – a fortiori quand celui-ci coûte cher. Une éthique de l’action ? de la gloire ? Une éthique de la destruction ? de l’improductivité ? De l’ennui ? Revenir au temps des Grecs où les esclaves assurant le travail libéraient le reste de la société qui pouvait dès lors s’adonner à des activités théoriques jugées plus importantes ? Adhérer à un culte quelconque qui concurrence et relativise le travail ? Vivre en ermite ? Ces réponses étaient loin d’être satisfaisantes.

La chronique du temps présent de Franck Bouysse : "Eloge du lecteur en navigateur imprudent"

Hannah Arendt avait bien vu elle aussi que le rapport au monde moderne était gouverné par la production et la consommation qui sont les deux faces d’une même médaille, et que nous étions devenus des travailleurs, y compris lorsque nous ne travaillions pas :

travail et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la vie biologique.

Pouvons-nous nous libérer non seulement du travail – ce qui paraît assez improbable – , mais surtout de l’éthos qui l’accompagne et qui prend parfois le visage d’une culpabilité tyrannique ?
Peut-être en sortant de "ce cycle perpétuel", car après tout, pourquoi devrions-nous être réduits à la seule vie biologique ? N’étions-nous pas censés également la dépasser voire la sublimer ?

Mazarine M. Pingeot

Les chroniques du temps présent s'inscrivent dans la tradition créée par Alexandre Vialatte.

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La chronique du temps présent de Mazarine Pingeot : "Pouvons-nous nous libérer non seulement...

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04.02.2024

Je retombais sur cette phrase de Max Weber dans l’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme qui sans doute ne m’avait pas frappée la première fois que je l’avais lue, jeune étudiante tout à fait convertie au plaisir (et à l’utilité) du labeur :

cette idée particulière - si familière pour nous aujourd’hui, mais en réalité si peu évidente - que le devoir s’accomplit dans l’exercice d’un métier, d’une profession, c’est l’idée caractéristique de l’"éthique sociale" de la civilisation capitaliste.

Toujours très laborieuse, mais moins enthousiaste à l’idée de consacrer non seulement ma vie au travail, mais mes pensées, mes angoisses, mes projections, mon quotidien, je m’arrêtai sur ce petit bout de phrase : "mais en réalité si peu évidente", et tentai d’imaginer une autre........

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