Le 24 juin 2022, la Cour suprême états-unienne annulait l’arrêt Roe v. Wade de 1973, qui autorisait outre-Atlantique le recours à l’avortement. Ce coup de tonnerre ouvrait la voie à des législations régressives restreignant…

Le 24 juin 2022, la Cour suprême états-unienne annulait l’arrêt Roe v. Wade de 1973, qui autorisait outre-Atlantique le recours à l’avortement. Ce coup de tonnerre ouvrait la voie à des législations régressives restreignant l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans plusieurs Etats.

L’événement a déclenché en France une réflexion sur la nécessité de mieux protéger le droit à l’avortement, notamment dans un moment où les offensives conservatrices contre les droits des femmes et des minorités de genre sont vives.

Plusieurs propositions de loi ont alors été déposées. Le gouvernement a finalement annoncé un projet de loi en octobre 2023, compromis entre les versions adoptées à l’Assemblée nationale et au Sénat. En janvier et février derniers, les deux assemblées ont voté la même version du texte – préalable indispensable à leur réunion en Congrès pour la constitutionnalisation.

A partir de ce soir, l’article 34 de la Constitution française s’enrichit d’un alinéa supplémentaire : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. »

La sénatrice EELV Mélanie Vogel, qui a œuvré en faveur de cette constitutionnalisation de l’IVG, revient sur cette séquence.

Vous avez fait de la constitutionnalisation de l’IVG votre cheval de bataille. Comment avez-vous accueilli le vote du Sénat et la réunion en Congrès aujourd’hui ?

Mélanie Vogel : Je ressens beaucoup d’émotion. Je savais avec certitude, mercredi matin, que nous allions gagner, mais le score est au-delà de ce que j’avais anticipé : 267 voix pour, c’est colossal ! L’émotion vient de deux choses : d’abord de ce que cela veut dire. C’est un immense événement de voir que l’avortement, qui a été pendant des siècles un tabou, puis chuchoté, entre aujourd’hui dans la Constitution. Nous affirmons comme société qu’on ne reviendra jamais dessus.

Il y a encore un an, nombreux étaient ceux qui me disaient que c’était impossible

L’émotion est aussi venue du fait qu’il y a encore un an, nombreux étaient ceux qui me disaient que c’était impossible. Finalement, grâce à la mobilisation de toute la société, nous y sommes arrivé.es. Cette victoire est la convergence des revendications féministes portées de longue date, de la détermination de parlementaires au service de cette cause, et des aspirations de la société française. 86 % des personnes considèrent qu’il fallait faire entrer le droit à l’avortement dans la Constitution. C’est très consensuel. Mais il y a eu des moments de l’histoire où cela l’était moins.

C’est une victoire à la fois symbolique et politique ?

M. V. : Il ne faut pas sous-estimer la portée de ce symbole aussi fort, adressé, dans le monde et en France, à ceux qui n’ont jamais accepté que l’IVG soit un droit fondamental, à toute cette partie de la société et de la classe politique qui n’a jamais accepté la loi Veil et les lois venues la compléter. Le message qui leur est envoyé est clair : ils ont définitivement perdu la bataille contre l’IVG en France.

De nombreuses fausses informations circulent toutefois, des sites anti-avortement remontent en première page des moteurs de recherche quand on cherche à avorter…

M. V. : Les mouvements anti-IVG peuvent écrire des choses sur les réseaux sociaux, créer des sites dissuadant d’avorter, mais ils ne pourront plus jamais gagner. Je suis convaincue que la constitutionnalisation marque une étape importante contre ces mouvements.

Ce n’est pas seulement une victoire symbolique, c’est une vraie conquête de droits

Sur le plan juridique, qu’est-ce qui change ?

M. V. : Jusqu’à aujourd’hui, il était possible en France d’interdire l’IVG ou de le menacer de manière importante. Avec cette même Constitution, on a connu la criminalisation de l’IVG [avant la loi Veil du 17 janvier 1975 dépénalisant l’avortement, NDLR] et son autorisation. A partir de lundi, il ne sera plus possible d’interdire ou d’attaquer l’IVG. Ce n’est pas seulement une victoire symbolique, c’est une vraie conquête de droits. De la même manière qu’on protège la liberté de conscience ou le droit de grève, on protège la liberté de recourir à l’IVG.

La terminologie finalement retenue est celle de la « liberté garantie » de recourir à l’IVG. Ce n’est ni un « droit à l’avortement », formulation plus claire, ni seulement « la liberté » d’avorter, qui aurait été moins-disante. Les débats ont été nombreux à ce sujet. Qu’est-ce qu’une liberté garantie ?

M. V. : Comme pour tous les droits et libertés, la liberté de recourir à l’IVG n’est pas absolue. Il n’existe pas de distinction juridique concrète entre les notions de droit et de liberté. Le Conseil d’Etat l’a dit très clairement dans son avis 1. Il n’y a pas, dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, une différence de nature ou de hiérarchie entre droit et liberté.

Certaines libertés sont mieux protégées que certains droits. L’important fut l’ajout du mot « garantie » à la version initiale du Sénat, qui avait remplacé « droit » par « liberté ». Avec le seul mot de « liberté », l’article 34 de la Constitution se serait contenté d’affirmer que le Parlement a le droit de légiférer sur l’IVG. Il aurait pu non pas l’interdire, mais le restreindre. Le terme « garantie » donne une direction à la compétence du législateur : le sens des lois qu’on adopte doit aller dans le sens de garantir la liberté d’avorter, et non de la restreindre.

Cela en fait-il un droit opposable, pour lequel les pouvoirs publics peuvent être mis en cause si les conditions de son exercice ne sont pas respectées ou permises ?

M. V. : Non. Cela n’en fait pas plus un droit opposable que les autres droits et libertés garantis par la Constitution. On pourrait décider d’en faire demain un droit opposable, mais ce n’est pas le cas pour le moment.

Demain, une loi qui interdirait ou restreindrait l’IVG serait déclarée anticonstitutionnelle

La constitutionnalisation ne change pas le régime du droit à l’IVG. Elle ne change pas non plus le droit qu’ont les médecins d’invoquer la clause de conscience pour refuser de pratiquer un avortement. Simplement, et c’est un pas énorme, elle protège l’avortement contre les velléités du législateur de le restreindre ou de l’interdire. Demain, une loi qui interdirait ou restreindrait l’IVG serait déclarée anticonstitutionnelle.

Une autre critique porte sur l’inscription de cette liberté garantie à l’article 34 de la Constitution, plutôt qu’à l’article 1er, comme vous le souhaitiez initialement. C’est un article, comme vous l’avez dit, de procédure. La portée est donc moins forte…

M. V. : L’article 1er énonce des principes. C’est en effet plus fort que l’article 34. Il s’agit d’un compromis à partir de l’amendement du Sénat.

Malgré les affirmations du président du Sénat Gérard Larcher, il y a bien un catalogue de droits dans la Constitution. Simplement, à la différence de la plupart des constitutions dans le monde, il n’est pas inscrit en son cœur. Les droits fondamentaux se trouvent dans d’autres textes, auxquels on se réfère en permanence : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946, etc. Or on ne peut pas les amender.

Notre Constitution est largement consacrée à la régulation des compétences des institutions et aux procédures. Déterminer le meilleur endroit pour insérer cette nouvelle liberté garantie est dès lors un exercice complexe. J’avais déposé un amendement pour modifier l’article 1er. D’autres parlementaires en avaient déposé à l’article 34 ou à l’article 66-2 sur les juridictions.

Ce qui est certain, c’est que sans le mot « garantie », l’article 34 reconnaissait la liberté de recourir à l’IVG, et aurait donc empêché son interdiction, mais donnait une marge de manœuvre très large. D’où la nécessité impérieuse d’ajouter le mot « garantie ».

La formulation retenue parle de la liberté garantie à « la femme » d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. On peut être un homme trans et avoir besoin de recourir à l’IVG. Pourquoi avoir laissé cette formulation « la femme » ?

M. V. : Je le regrette. L’historique des débats parlementaires montre qu’il n’y a pas eu de volonté du législateur d’exclure les personnes trans, les hommes trans notamment, du recours à l’avortement. Très prosaïquement, le sénateur Philippe Bas, dans son amendement, a repris la formulation du Conseil constitutionnel. Cela provient d’un angle mort : la plupart des sénateurs ne savent pas que des personnes trans ont besoin d’avorter.

Nous nous sommes bien évidemment posé la question de déposer un amendement pour supprimer « la femme », d’autant que la précision n’apporte strictement rien. Mais nous ne voulions pas prendre le risque d’un vote qui rejette une formulation inclusive, ce qui aurait permis au Conseil constitutionnel, une fois saisi, de préciser que le législateur ne le voulait pas, et donc de restreindre cette liberté en excluant les hommes trans notamment.

Je regrette qu’en voyant la formulation retenue, les personnes trans ne puissent pas complètement partager cette victoire

Dans son avis, le Conseil d’Etat indique clairement que cette liberté d’avorter concerne toute personne ayant entamé une grossesse2. D’après la Caisse nationale d’assurance maladie, une cinquantaine d’hommes trans recourent à l’IVG chaque année. Ces personnes ont droit à la même protection que les autres. Je regrette qu’en voyant la formulation retenue, les personnes trans ne puissent pas complètement partager cette victoire à 100 %. Je sais qu’elles ne se sentent pas représentées par cette formulation.

Quelle est la suite ? La constitutionnalisation de l’IVG, qui n’en fait pas un droit opposable, ne change pas les conditions d’accès sur le terrain.

M. V. : Maintenant que nous avons sécurisé le droit à l’IVG et que nous nous sommes promis, comme société, que nous ne reviendrions jamais dessus, se pose en effet la question des conditions d’accès à ce droit. Un quart des femmes doivent changer de département pour avoir accès à l’avortement. C’est énorme.

L’argument des conditions d’accès – qui serait le vrai sujet, par opposition à la constitutionnalisation – a été tant de fois utilisé par nos opposants politiques que nous comptons bien le leur rappeler et l’utiliser pour obtenir d’eux des votes en faveur des financements de centres IVG, qu’ils refusaient jusqu’à présent.

Il y aussi une suite au niveau européen. Je crois que cette victoire va dépasser les frontières nationales et avoir un effet d’entraînement sur d’autres pays européens. Nous souhaitons aussi que le droit à l’avortement soit inscrit dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et qu’il ne puisse plus être repris aux citoyennes et citoyens de l’UE.

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Pour toute information, aide ou orientation sur l’IVG : numéro vert gratuit 0 800 08 11 11 ou contacter le tchat sur ivg-contraception-sexualités. Voir aussi le site officiel ivg.gouv.fr.

QOSHE - Mélanie Vogel : « Les mouvements anti-IVG ont définitivement perdu la bataille en France » - Recueilli Par Céline Mouzon
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Mélanie Vogel : « Les mouvements anti-IVG ont définitivement perdu la bataille en France »

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04.03.2024

Le 24 juin 2022, la Cour suprême états-unienne annulait l’arrêt Roe v. Wade de 1973, qui autorisait outre-Atlantique le recours à l’avortement. Ce coup de tonnerre ouvrait la voie à des législations régressives restreignant…

Le 24 juin 2022, la Cour suprême états-unienne annulait l’arrêt Roe v. Wade de 1973, qui autorisait outre-Atlantique le recours à l’avortement. Ce coup de tonnerre ouvrait la voie à des législations régressives restreignant l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans plusieurs Etats.

L’événement a déclenché en France une réflexion sur la nécessité de mieux protéger le droit à l’avortement, notamment dans un moment où les offensives conservatrices contre les droits des femmes et des minorités de genre sont vives.

Plusieurs propositions de loi ont alors été déposées. Le gouvernement a finalement annoncé un projet de loi en octobre 2023, compromis entre les versions adoptées à l’Assemblée nationale et au Sénat. En janvier et février derniers, les deux assemblées ont voté la même version du texte – préalable indispensable à leur réunion en Congrès pour la constitutionnalisation.

A partir de ce soir, l’article 34 de la Constitution française s’enrichit d’un alinéa supplémentaire : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. »

La sénatrice EELV Mélanie Vogel, qui a œuvré en faveur de cette constitutionnalisation de l’IVG, revient sur cette séquence.

Vous avez fait de la constitutionnalisation de l’IVG votre cheval de bataille. Comment avez-vous accueilli le vote du Sénat et la réunion en Congrès aujourd’hui ?

Mélanie Vogel : Je ressens beaucoup d’émotion. Je savais avec certitude, mercredi matin, que nous allions gagner, mais le score est au-delà de ce que j’avais anticipé : 267 voix pour, c’est colossal ! L’émotion vient de deux choses : d’abord de ce que cela veut dire. C’est un immense événement de voir que l’avortement, qui a été pendant des siècles un tabou, puis chuchoté, entre aujourd’hui dans la Constitution. Nous affirmons comme société qu’on ne reviendra jamais dessus.

Il y a encore un an, nombreux étaient ceux qui me disaient que c’était impossible

L’émotion est aussi venue du fait qu’il y a encore un an, nombreux étaient ceux qui me disaient que c’était impossible. Finalement, grâce à la mobilisation de toute la société, nous y sommes arrivé.es. Cette victoire est la convergence des revendications féministes portées de longue date, de la détermination de parlementaires au service de cette cause, et des aspirations de la société française. 86 % des personnes considèrent qu’il fallait faire entrer le droit à l’avortement dans la Constitution. C’est très consensuel. Mais il y a eu des moments de l’histoire où cela l’était........

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