Dans la vallée près de la frontière franco-italienne, du côté de Briançon, bénévoles et militants se mobilisent depuis 2016 pour suppléer les défaillances de l’Etat et organiser l’accueil de celles et ceux qui suivent la route de l’exil. Durant cinq ans, Didier Fassin, anthropologue et professeur au Collègue de France, et Anne-Claire Defossez, sociologue et chercheuse à l’Institute for Advanced Study de Princeton, ont enquêté sur ce terrain, séjournant deux fois par an à Briançon et participant aux activités d’accueil, de consultation médicale et de maraudes du Refuge solidaire puis des Terrasses solidaires.

De cette « participation observante » et de leurs interactions et entretiens avec policiers, exilés et solidaires, ils ont tiré un livre à la fois sensible et documenté : L’Exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière (Seuil, 2024). Entretien...

Dans la vallée près de la frontière franco-italienne, du côté de Briançon, bénévoles et militants se mobilisent depuis 2016 pour suppléer les défaillances de l’Etat et organiser l’accueil de celles et ceux qui suivent la route de l’exil. Durant cinq ans, Didier Fassin, anthropologue et professeur au Collègue de France, et Anne-Claire Defossez, sociologue et chercheuse à l’Institute for Advanced Study de Princeton, ont enquêté sur ce terrain, séjournant deux fois par an à Briançon et participant aux activités d’accueil, de consultation médicale et de maraudes du Refuge solidaire puis des Terrasses solidaires.

De cette « participation observante » et de leurs interactions et entretiens avec policiers, exilés et solidaires, ils ont tiré un livre à la fois sensible et documenté : L’Exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière (Seuil, 2024). Entretien.

Qu’est-ce qui vous a décidé à mener cette recherche ?

D. F. : Nous travaillons l’une et l’autre sur les questions d’immigration depuis longtemps, à la fois comme objet de recherche et engagement personnel – la Cimade pour Anne-Claire Defossez, le Comité pour la santé des exilés (Comede) pour moi-même.

Lorsque nous avons appris, il y a cinq ans, la situation à Briançon, au moment de la mobilisation citoyenne en réponse à l’occupation de la frontière par le groupuscule d’extrême droite Génération identitaire, nous nous sommes dit qu’il se jouait là quelque chose d’important, certainement emblématique d’enjeux mettant en relation trois types d’acteurs, les exilés, les solidaires et les forces de l’ordre.

Vous sous-titrez votre livre Chronique de la frontière. Qu’est-ce que la frontière ?

A.-C. D. : La frontière est toujours une construction historique et politique. Dans le Briançonnais, elle n’a pas toujours existé. Ainsi, pendant plusieurs siècles à partir de 1343, la République des Escartons associait des territoires de part et d’autre de la frontière actuelle.

Se sont longtemps succédé des périodes où les passages étaient autorisés, voire encouragés – ouvrières et ouvriers italiens allant à l’usine de la Schappe, par exemple –, et d’autres où ils étaient restreints, ou empêchés, notamment dans les périodes de crise économique ou de guerre.

Depuis 1995, avec l’entrée en vigueur de la convention de Schengen, l’espace européen est censé fonctionner sans frontière intérieure. Au col de Montgenèvre, aujourd’hui emprunté par les exilés, le poste-frontière n’a toutefois pas été démantelé, mais l’activité y était devenue résiduelle.

Sans le dire, la France utilisait le contrôle aux frontières pour empêcher les migrations

D. F. : Cependant, dès le départ, la France n’a cessé de demander des dérogations afin d’instaurer des contrôles intermittents à l’occasion, notamment, d’événements internationaux. Puis, en 2015, prenant raison des attentats, la frontière a été fermée pour six mois, mesure renouvelée systématiquement ensuite, alors même que la Commission européenne rappelait qu’elle n’avait aucune efficacité sur la lutte contre le terrorisme. En réalité, sans le dire, la France utilisait le contrôle aux frontières pour empêcher les migrations.

A.-C. D. : En effet, au cours de cette période, des exilés commencent à arriver, d’abord quelques hommes et adolescents d’Afrique subsaharienne, qui deviennent plus nombreux après l’accession au ministère de l’Intérieur italien, en 2018, de Matteo Salvini : il ferme des centres d’accueil, interrompt le programme de titres de séjour humanitaire et mène une répression contre les étrangers. Dans les années suivantes, d’autres exilés fuyant des persécutions, dont des familles afghanes et iraniennes, franchissent à leur tour la frontière.

Après la mobilisation citoyenne contre l’opération de Génération identitaire en 2018, on assiste à la militarisation de la frontière. Qu’est-ce que cela signifie ?

A.-C. D. : La frontière prend alors une nouvelle signification, devenant pour les exilés un obstacle, pour les acteurs de la solidarité un espace dangereux, et pour les forces de l’ordre l’objet d’une mission de contrôle qu’ils n’exerçaient plus.

D. F. : On passe en quelques années d’un poste-frontière avec une soixantaine d’agents à un déploiement de près de 250 policiers et militaires, y compris de l’opération Sentinelle. Après l’arrivée du premier escadron de gendarmes mobiles en 2018, les trois premiers décès surviennent. A l’automne 2023, alors que s’ajoute la « border force » annoncée par la Première ministre, ce sont à nouveau trois exilés qui trouvent la mort en essayant d’échapper aux contrôles. Cette corrélation entre militarisation et mise en danger est troublante.

A.-C. D. : Mais la militarisation n’empêche pas les gens de passer. Tous les policiers et gendarmes que nous avons interrogés le reconnaissent, de même que les fonctionnaires de la préfecture. Lorsque des exilés sont interpellés et renvoyés, ils tentent de nouveau la traversée jusqu’à y parvenir en s’exposant cependant à toujours plus de dangers.

L’efficacité de la militarisation est de l’ordre de la performance politique

D. F. : L’efficacité de cette militarisation est de l’ordre de la performance politique. Les autorités affirment ainsi défendre la souveraineté du pays, mais de fait, il s’agit surtout de mettre en scène le contrôle supposé de la frontière, c’est-à-dire la sélection et le renvoi des indésirables.

Ce choix est très coûteux. En reprenant la méthode employée par l’ancien député Sébastien Nadot à Calais, nous avons calculé que, dans le Briançonnais, chaque « non-admission » coûte 14 000 euros. Pour parler comme les économistes, le contrôle des frontières est probablement la politique publique française la plus « coût-inefficace ».

Le contrôle des frontières est probablement la politique publique française la plus « coût-inefficace »

A.-C. D. : Pour la police aux frontières, soumise à une politique du chiffre, la comptabilité de ces refus d’entrée est essentielle dans le calcul des primes de fin d’année. Le directeur du service, qui en bénéficie lui-même, exerce une forte pression en cascade sur ses équipes.

Si les chiffres des « non-admissions » ne renseignent pas sur le nombre réel de passages, peut-on estimer le nombre de personnes qui franchissent les frontières ?

A.-C. D. : Aux frontières internes de l’Europe, il y a à la fois une surestimation et une sous-estimation par les autorités : certaines personnes passent sans être comptées, d’autres sont comptées plusieurs fois. Les chiffres les plus fiables sont en fait ceux des personnes accueillies aux Refuges solidaires, où presque toutes font une halte. D’après ces chiffres, il passe chaque année dans le Briançonnais – qui est l’une des deux entrées sur le territoire français depuis l’Italie – environ 4 000 personnes en moyenne. C’est peu.

Vous revenez sur les parcours des exilés, au travers des fragments de récits qu’ils vous ont livrés et d’un travail de documentation. Que se passe-t-il aux autres frontières qu’ils ont franchies, avant celle du col de Montgenèvre ?

D. F. : Pour les exilés, dès le départ de leur pays, toutes les frontières sont très dangereuses. Entre l’Afghanistan et l’Iran, ou entre l’Iran et la Turquie, les gardes-frontières leur tirent dessus. Sur la route du Sahara, ils prennent des pistes peu fréquentées pour éviter les barrages policiers, et courent le risque qu’une panne de moteur les laisse au milieu du désert sans secours ; puis, en Libye, ils sont fréquemment emprisonnés, rançonnés, voire torturés.

Au cours de la dernière décennie, l’Union européenne a contribué à aggraver cette situation, notamment en externalisant le contrôle des frontières de l’autre côté de la Méditerranée, avec la Turquie, la Libye, l’Algérie, le Maroc et plus récemment la Tunisie, ces pays étant chargés d’empêcher les exilés d’atteindre l’Europe en échange d’aides financières et logistiques.

Le contrôle à distance des frontières européennes a un effet mortifère considérable au Sahel

Ce contrôle à distance des frontières européennes a un effet mortifère considérable au Sahel. Selon les données du Missing Migrants Project, après le vote au Niger de la loi de 2015, préparée avec l’aide de la France, qui réprime les passeurs et les exilés, le nombre de morts dans la traversée du Sahara a été multiplié par huit en raison des voies risquées qui sont empruntées.

En matière d’accueil, qu’est-ce que l’expérience briançonnaise a de spécifique par rapport au Calaisis ou à la Roya ?

A.-C. D. : Le terreau associatif du Briançonnais est très riche. Il existait avant 2015 avec des associations traditionnelles de l’humanitaire comme le Secours catholique, de l’asile comme la Cimade, et du social comme la Maison des jeunes et de la culture. L’église locale et l’évêché, mais aussi la municipalité avant 2020, ont joué un rôle important dans l’accueil.

Il y avait également un terreau politique avec le mouvement No THT d’opposition à la ligne à très haute tension dans la vallée de la Haute-Durance, en lien avec les militants du No TAV contre le train à grande vitesse, côté italien.

Avec l’arrivée des exilés, se constituent des associations ad hoc, Tous migrants, Refuges solidaires et Terrasses solidaires, et des partenariats multiples se développent, notamment avec Emmaüs, Médecins du monde et le Centre hospitalier des Escartons. Par ailleurs, des dizaines de familles et des squats participent d’un accueil inconditionnel sur le territoire.

D. F. : Tous ces acteurs de la solidarité se substituent ainsi à un Etat qui ne remplit pas la mission de mise à l’abri que la loi lui confie et que le président de la République a plusieurs fois rappelée.

Vous mettez en garde contre le risque de statufier l’expérience briançonnaise de la solidarité. De fait, l’accueil est fragile, et les tensions entre les acteurs de l’accueil, réelles…

D. F. : Il existe en effet des divergences dues aux différences de parcours d’engagement et de positionnement politique. Néanmoins, il est remarquable qu’au fil des années, la mobilisation ne s’est pas démentie et que les acteurs locaux, au-delà de leurs désaccords, parviennent à travailler ensemble. De plus, la contestation de la politique de contrôle de la frontière est portée par toutes et tous qui en perçoivent les conséquences sur la vie des exilés et leur mise en danger dans la montagne.

Les tensions entre solidaires sont instrumentalisées par les autorités, qui opposent militants radicaux et bénévoles associatifs

A.-C. D. : Si certains discours ou postures paraissent très clivants, sur le terrain, les échanges et les collaborations sont nombreux. En réalité, les tensions entre solidaires sont instrumentalisées par les autorités qui opposent militants radicaux et bénévoles associatifs, pour mieux stigmatiser les premiers, alors même qu’elles s’en prennent également aux seconds à d’autres moments.

L’un des enjeux, dans une telle recherche, est de ne pas dénier aux exilés leur qualité d’acteurs de leur propre vie. Comment vous positionnez-vous sur cette question ?

D. F. : Les exilés que nous avons rencontrés font preuve d’un courage, d’un esprit d’initiative, d’une volonté déterminée d’aller au bout de leur périple, qui se déroule dans des conditions auxquelles ils n’étaient souvent pas préparés. Ils font aussi preuve de solidarité entre eux, en accompagnant des blessés, en échangeant des informations parfois vitales, en se cotisant pour aider à la poursuite du voyage. Nous avons voulu donner à voir ces différentes facettes de l’exil.

Nous reconstituons ainsi des fragments d’histoire de vie et faisons entendre la voix des exilés. C’est pour nous une manière de résister à la représentation qu’en donnent les responsables politiques et nombre de médias qui les déshumanisent à travers des discours hostiles, des statistiques biaisées et des images les montrant entassés sur des bateaux ou agglutinés derrière des barbelés.

A.-C. D. : En réaction à cette déshumanisation, il existe souvent une tendance à en faire des victimes passives pour susciter une compassion au demeurant éphémère, notamment lorsque se produit un naufrage en Méditerranée ou quand des cadavres sont découverts dans le Sahara. Nous ne nions pas que les exilés sont des victimes. Ils le sont des politiques des Etats qui, sur tous les continents, organisent ou délèguent leur répression. Pour autant, ils ne se comportent pas en victimes, mais en acteurs de leur destin.

D. F. : Dans un souci de contester la lecture victimaire de l’exil, des anthropologues reprennent les termes employés par certains exilés pour désigner leur périple : « l’aventure » en Afrique subsaharienne, « the game », c’est-à-dire le jeu, sur la route des Balkans. Il est vrai que, pour certains jeunes Africains dans le Sahel ou Maghrébins en Europe du Sud, le périple prend des allures d’initiation, que montrent les vidéos qu’ils prennent sur des essieux de camion ou des attelages entre des wagons, et qu’ils mettent en ligne en les accompagnant de musique.

Mais ces morceaux de bravoure n’effacent pas les moments tragiques qu’ils ont connus, les frayeurs lors de passage des frontières, le souvenir des compagnons morts noyés pendant le voyage.

Vous annoncez d’emblée ne pas pouvoir adopter, sur ce terrain, une neutralité éthique. Quelle a été la particularité de votre posture ?

D. F. : Pendant cinq ans, nous nous sommes efforcés de prêter la même attention à tous les acteurs de la frontière, qu’ils soient exilés, policiers ou bénévoles, en évitant de les homogénéiser. Par exemple, au sein des forces de l’ordre, certains s’accommodent bien de la pression à faire du chiffre, en exprimant leurs opinions en matière d’immigration, ce qui se traduit dans la manière dont ils se comportent vis-à-vis des exilés. Mais pour d’autres, la politique de contrôle des frontières et les pratiques auxquelles elle donne lieu semblent inacceptables et inhumaines.

A.-C. D. : A la différence d’autres terrains, où le chercheur est en position d’observation, nous avons l’une et l’autre fait le choix de la participation observante. Je me suis ainsi investie dans l’accueil et la vie au refuge, ce qui m’a donné l’occasion de parler aux exilés de leur expérience de la frontière et de mieux comprendre les relations entre bénévoles.

D. F. : De même, les maraudes, en vue de la mise à l’abri des exilés en montagne, m’ont amené à être interpellé, auditionné et contrôlé plusieurs fois. Ce fut une occasion d’interaction avec les policiers, me permettant d’étudier leur activité, ce qui n’aurait pas été possible autrement.

Les situations d’exil conduisent à se demander ce que sont devenues les sociétés européennes

Que dit l’exil de nos sociétés ?

D. F. : Ces situations d’exil sont le reflet des désordres du monde dans lesquels les pays occidentaux ont une responsabilité passée et présente. Elles conduisent à se demander ce que sont devenues les sociétés européennes, capables de maltraiter d’une telle manière d’autres êtres humains, révélant ainsi la valeur inégale qu’elles accordent à leurs vies.

A.-C. D. : Les trajectoires des exilés sont certes des histoires chaque fois singulières, mais elles s’inscrivent dans des rapports de pouvoir, à la fois dans le temps long de rapports coloniaux et post-coloniaux, et dans le temps court des opérations militaires en Irak, en Afghanistan et au Sahel. Il est important de repolitiser l’exil.

Or, le traitement des exilés montre à quel point les politiques française et européenne d’immigration sont à la fois hors-la-loi et hors-sol, illégales et irréalistes. Hors-la-loi, car la France a été condamnée onze fois depuis 2012 par la Cour européenne des droits de l’Homme pour violations des droits aux frontières, tandis que les pratiques violentes des polices grecque et croate contre les exilés ont été dénoncées par le Comité pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe.

Hors-sol, car elles sont sans rapport avec la réalité d’un fait migratoire de dimension somme toute modeste et, de plus, bénéfique à l’économie des pays. Et sans rapport non plus avec les préoccupations principales des citoyens, l’immigration venant souvent loin derrière les questions de pouvoir d’achat et d’emploi. Les gouvernements et les partis n’en saturent pas moins l’espace public de discours et de projets de loi sur ce thème.

L’exil, toujours recommencé : pourquoi ce titre ?

D. F. : Pour une bonne partie des personnes qui passent à Briançon, le voyage n’est pas terminé. Leur destination finale n’est pas nécessairement la France. Et d’ailleurs, certains seraient restés en Algérie, en Tunisie ou en Turquie s’ils avaient pu. C’est pourquoi nous parlons d’un exil « toujours recommencé ».

QOSHE - « Militariser nos frontières est une mise en scène coûteuse et inefficace » - Recueilli Par Céline Mouzon
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« Militariser nos frontières est une mise en scène coûteuse et inefficace »

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06.01.2024

Dans la vallée près de la frontière franco-italienne, du côté de Briançon, bénévoles et militants se mobilisent depuis 2016 pour suppléer les défaillances de l’Etat et organiser l’accueil de celles et ceux qui suivent la route de l’exil. Durant cinq ans, Didier Fassin, anthropologue et professeur au Collègue de France, et Anne-Claire Defossez, sociologue et chercheuse à l’Institute for Advanced Study de Princeton, ont enquêté sur ce terrain, séjournant deux fois par an à Briançon et participant aux activités d’accueil, de consultation médicale et de maraudes du Refuge solidaire puis des Terrasses solidaires.

De cette « participation observante » et de leurs interactions et entretiens avec policiers, exilés et solidaires, ils ont tiré un livre à la fois sensible et documenté : L’Exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière (Seuil, 2024). Entretien...

Dans la vallée près de la frontière franco-italienne, du côté de Briançon, bénévoles et militants se mobilisent depuis 2016 pour suppléer les défaillances de l’Etat et organiser l’accueil de celles et ceux qui suivent la route de l’exil. Durant cinq ans, Didier Fassin, anthropologue et professeur au Collègue de France, et Anne-Claire Defossez, sociologue et chercheuse à l’Institute for Advanced Study de Princeton, ont enquêté sur ce terrain, séjournant deux fois par an à Briançon et participant aux activités d’accueil, de consultation médicale et de maraudes du Refuge solidaire puis des Terrasses solidaires.

De cette « participation observante » et de leurs interactions et entretiens avec policiers, exilés et solidaires, ils ont tiré un livre à la fois sensible et documenté : L’Exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière (Seuil, 2024). Entretien.

Qu’est-ce qui vous a décidé à mener cette recherche ?

D. F. : Nous travaillons l’une et l’autre sur les questions d’immigration depuis longtemps, à la fois comme objet de recherche et engagement personnel – la Cimade pour Anne-Claire Defossez, le Comité pour la santé des exilés (Comede) pour moi-même.

Lorsque nous avons appris, il y a cinq ans, la situation à Briançon, au moment de la mobilisation citoyenne en réponse à l’occupation de la frontière par le groupuscule d’extrême droite Génération identitaire, nous nous sommes dit qu’il se jouait là quelque chose d’important, certainement emblématique d’enjeux mettant en relation trois types d’acteurs, les exilés, les solidaires et les forces de l’ordre.

Vous sous-titrez votre livre Chronique de la frontière. Qu’est-ce que la frontière ?

A.-C. D. : La frontière est toujours une construction historique et politique. Dans le Briançonnais, elle n’a pas toujours existé. Ainsi, pendant plusieurs siècles à partir de 1343, la République des Escartons associait des territoires de part et d’autre de la frontière actuelle.

Se sont longtemps succédé des périodes où les passages étaient autorisés, voire encouragés – ouvrières et ouvriers italiens allant à l’usine de la Schappe, par exemple –, et d’autres où ils étaient restreints, ou empêchés, notamment dans les périodes de crise économique ou de guerre.

Depuis 1995, avec l’entrée en vigueur de la convention de Schengen, l’espace européen est censé fonctionner sans frontière intérieure. Au col de Montgenèvre, aujourd’hui emprunté par les exilés, le poste-frontière n’a toutefois pas été démantelé, mais l’activité y était devenue résiduelle.

Sans le dire, la France utilisait le contrôle aux frontières pour empêcher les migrations

D. F. : Cependant, dès le départ, la France n’a cessé de demander des dérogations afin d’instaurer des contrôles intermittents à l’occasion, notamment, d’événements internationaux. Puis, en 2015, prenant raison des attentats, la frontière a été fermée pour six mois, mesure renouvelée systématiquement ensuite, alors même que la Commission européenne rappelait qu’elle n’avait aucune efficacité sur la lutte contre le terrorisme. En réalité, sans le dire, la France utilisait le contrôle aux frontières pour empêcher les migrations.

A.-C. D. : En effet, au cours de cette période, des exilés commencent à arriver, d’abord quelques hommes et adolescents d’Afrique subsaharienne, qui deviennent plus nombreux après l’accession au ministère de l’Intérieur italien, en 2018, de Matteo Salvini : il ferme des centres d’accueil, interrompt le programme de titres de séjour humanitaire et mène une répression contre les étrangers.........

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