Entretien avec Aurélie Trouvé, députée La France insoumise de Seine-Saint-Denis (9e circonscription) depuis le 19 juin 2022, secrétaire de la commission des Affaires économiques.

Agronome de formation, docteure en sciences économiques, spécialiste de la politique agricole européenne, Aurélie Trouvé était avant son élection enseignante à AgroParisTech et porte-parole de l’association Attac…

Entretien avec Aurélie Trouvé, députée La France insoumise de Seine-Saint-Denis (9e circonscription) depuis le 19 juin 2022, secrétaire de la commission des Affaires économiques.

Agronome de formation, docteure en sciences économiques, spécialiste de la politique agricole européenne, Aurélie Trouvé était, avant son élection, enseignante à AgroParisTech et porte-parole de l’association Attac.

L’exécutif a annoncé une série de mesures à court et moyen termes pour répondre à la colère des agriculteurs. Qu’en avez-vous pensé ?

Aurélie Trouvé : Les agriculteurs sur les barrages disent qu’ils veulent pouvoir vivre dignement de leur travail, et donc bénéficier de prix qui rémunèrent leur travail. C’est leur première demande. Or, le gouvernement n’y répond absolument pas.

Ses seules réponses, ce sont des aides d’urgence – au demeurant insuffisantes – et un recul opportuniste sur les normes et les ambitions environnementales. On vient de le voir, entre autres, avec l’annonce du ministre de l’Agriculture de mettre « en pause » le plan Ecophyto, qui visait une division par deux de l’usage des pesticides en une dizaine d’années. Un objectif fixé en 2009 et toujours différé depuis.

Le gouvernement ne s’est-il pourtant pas engagé à ce que la loi Egalim, qui vise à « sanctuariser » les coûts de production, soit enfin strictement appliquée ?

Non seulement la loi Egalim n’est pas appliquée correctement, mais elle est défaillante

A. T. : Le problème n’est pas de mieux appliquer la loi Egalim, mais de la transformer. Cette loi a été votée en 2018 puis renforcée par un second volet en 2021 et un troisième en 2023. Elle était censée répondre au problème des prix trop faibles payés aux producteurs en rééquilibrant le partage de la valeur avec l’industrie agroalimentaire et la distribution, mais ce n’est absolument pas le cas.

Non seulement cette loi n’est pas appliquée correctement (alors qu’elle a été votée il y a six ans !), mais elle est défaillante. C’est ce que me disent les acteurs que j’auditionne en tant que rapporteuse de la mission parlementaire sur l’application du troisième volet d’Egalim.

Car cette loi dit essentiellement à chaque filière de production : « Débrouillez-vous entre vous pour fixer des prix d’achat aux agriculteurs basés sur des indicateurs de coûts de production. » Déjà, c’est vague.

Des indicateurs de coûts de production, c’est différent d’un prix de revient qui incorpore tous les coûts, dont celui du travail. Surtout, le rapport de force dans la détermination des coûts de production et donc dans la négociation des prix est extrêmement déséquilibré.

Que peuvent par exemple des organisations de producteurs de lait dispersées face un géant qui en contrôle la collecte, comme Lactalis, le numéro 1 mondial, ou Danone ? Ce sont des marchés totalement captifs.

Il faudrait donc réécrire la loi Egalim. Que proposez-vous ?

A. T. : De voter une loi permettant de fixer annuellement des prix minimums garantis et rémunérateurs pour les agriculteurs. Ce prix serait établi sur la base de conférences publiques de filières, ouvertes également aux associations de consommateurs. Le médiateur des relations commerciales et l’Etat en seraient les garants en dernier ressort.

On entend dire qu’une telle garantie pousserait à la hausse les prix pour le consommateur. C’est faux ! La meilleure preuve en est qu’entre septembre 2022 et septembre 2023, les prix à la consommation alimentaires ont encore progressé de 10 % quand les prix agricoles avaient reculé de 8 %. L’explosion des prix alimentaires de la période post-Covid est principalement le fait des marges des industriels.

Comme l’a montré une note de l’Institut La Boétie, leur taux de marge1 est passé de 28 % à 48 % entre le dernier trimestre 2021 et le premier trimestre 2023. Du jamais vu. C’est pourquoi, en complément d’une garantie de prix pour les producteurs, nous demandons, pour les consommateurs, un plafonnement des marges des grands industriels de l’agroalimentaire.

Si l’on instaure un prix garanti rémunérateur pour les producteurs nationaux, qu’en est-il de la concurrence des produits importés à moindre prix ?

Si l’on offre aux producteurs des garanties de prix, il faut obligatoirement protéger nos frontières

A. T. : C’est la vraie difficulté de notre proposition. Si l’on offre aux producteurs des garanties de prix, il faut obligatoirement protéger nos frontières. C’est le deuxième pilier de notre proposition.

Nous ne réclamons pas une taxation aux frontières françaises. Nous demandons deux choses. D’abord, un moratoire sur les négociations d’accords de libre-échange, à commencer par ceux avec le Mercosur et l’Australie. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il faut que le gouvernement retire son approbation au mandat de négociation donné à la Commission européenne. Il ne l’a pas fait.

Ensuite, pour protéger l’agriculteur aux frontières françaises et européennes, nous demandons depuis des mois l’activation des clauses de sauvegarde prévues par l’Organisation mondiale du commerce et dans presque tous les accords commerciaux.

Cette disposition permet de se protéger des importations de tout produit considéré comme portant atteinte à la santé, à l’environnement ou à la sécurité alimentaire.

Le champ couvert par ces clauses est donc extrêmement large. La France y a déjà eu recours en 2016 pour protéger ses producteurs face aux importations de cerises traitées au diméthoate, un insecticide qu’elle avait alors interdit.

Dans les annonces du Premier ministre, cette idée est enfin reprise. Tant mieux. Mais elle ne sera activée que dans le cas d’un pesticide, le thiaclopride. Il faudrait activer cette clause autant que possible.

Des prix agricoles garantis : cela évoque la Politique agricole des années 1960, qui avait nourri la course à l’agrandissement et fini par produire des montagnes d’excédents dont l’exportation à bas coût a ruiné tant de paysans du Sud. Vous assortissez cette mesure d’une maîtrise des volumes par exploitant ?

A. T. : Oui. En fonction des perspectives de marché et des productions, en discussion dans chaque filière.

Une telle loi votée au niveau national est-elle compatible avec les politiques européennes ? La Politique agricole commune, le droit de la concurrence…

Se frotter au droit du marché intérieur européen entraînera un bras de fer au niveau de l’UE. Et alors ? On peut taper du poing sur la table, non ?

A. T. : Nous n’avons pas identifié d’incompatibilité juridique, mais nous sommes à la limite. Il est clair qu’aller dans ce sens, c’est se frotter au droit du marché intérieur européen, et cela entraînera un bras de fer au niveau de l’UE. Et alors ? On peut taper du poing sur la table, non ?

Notre gouvernement vient bien d’engager le bras de fer à Bruxelles sur la question des dérogations pour les surfaces en jachère. Je préférerais, quant à moi, que l’on engage le bras de fer pour défendre le revenu des agriculteurs.

La gauche est minoritaire. Au-delà de ses rangs, votre proposition pourrait-elle être soutenue ? Dans l’Hémicycle, et au sein des organisations agricoles majoritaires ?

A. T. : Je le pense. Nous en avons même fait l’expérience. Cette crise couvait depuis longtemps. En constatant que les agriculteurs voyaient leurs prix baisser depuis début 2023 et la valeur leur échapper de plus en plus au profit des grands industriels, notre groupe avait déposé dès l’automne, le 16 octobre, une proposition de loi pour, entre autres, établir un prix d’achat plancher des matières premières agricoles et encadrer les marges de l’industrie. Cette proposition de loi a été discutée dans l’Hémicycle le 30 novembre dans le cadre de notre niche parlementaire.

Lors du vote, l’article premier, celui qui portait sur la fixation d’un prix plancher est passé, à six voix de majorité, grâce à quelques voix LR et Renaissance. La loi dans son ensemble a été rejetée, mais ce premier article est passé. Donc oui, a fortiori dans le contexte actuel, nous pouvons gagner sur cette revendication et nous allons proposer un nouveau texte sur les garanties de prix rémunérateurs et la clause de sauvegarde aux frontières.

Le problème est que nous nous heurtons à un gouvernement complètement idéologique sur la question. S’il laissait passer une telle loi, il remettrait complètement en cause la politique ultralibérale qu’il conduit depuis sept ans.

Du côté des organisations agricoles, il existe un soutien assez large. La Coordination rurale et la Confédération paysanne sont évidemment d’accord avec cette idée de prix planchers négociés assortis de la clause de sauvegarde.

Quant à la FNSEA et aux Jeunes agriculteurs, il y a aussi un certain soutien en leur sein, que j’ai pu vérifier lors d’auditions. Sans quoi il n’y aurait pas eu de députés LR pour voter le 30 novembre dernier une proposition portée par LFI…

Il y a aussi une situation d’urgence…

A. T. : C’est un autre volet de nos demandes : un plan d’urgence à la hauteur pour les filières les plus en crise – l’agriculture bio, la viticulture, les fruits et légumes, les labels de qualité. Avec l’inflation, les consommateurs se sont détournés des produits plus chers ou considérés comme tels.

Je rappelle que lors des débats sur le projet de loi de finances 2024, les députés avaient voté 270 millions d’euros supplémentaires pour répondre à la crise de la filière bio et 300 millions pour les mesures agro-environnementales. Mais cela a été retoqué par un 49.3. Aujourd’hui, le gouvernement a annoncé des mesures d’urgence, mais elles sont très insuffisantes, comme les 50 millions annoncés pour le bio.

On a poussé pendant des années les producteurs à monter en gamme et aujourd’hui, on les abandonne en pleine crise

Pour moi, c’est une forme de trahison de l’Etat vis-à-vis de tous ces agriculteurs engagés dans des démarches de qualité. Les indications d’origine, les labels de qualité, AB ou non, c’est pas moins du tiers des fermes françaises.

On a poussé pendant des années les producteurs à monter en gamme et aujourd’hui, on les abandonne en pleine crise. Non pas parce qu’il y aurait une désaffection pour les produits bio et locaux, mais tout simplement parce que les gens ont moins d’argent et les achètent moins.

L’urgence est aussi du côté des consommateurs ?

A. T. : Bien entendu. Sur ce plan, nous portons deux mesures phares. D’abord, soutenir l’alimentation bio et/ou locale dans la restauration collective. Qui ne se réduit pas aux cantines scolaires. Je pense à la bouffe – il n’y a pas d’autre terme – dans les hôpitaux publics. Comment se fait-il que nos malades mangent aussi mal ?

Que ce soit pour les repas de nos enfants ou des malades, l’argent public doit servir à acheter des produits de qualité, bio ou locaux. Il n’est pas normal que 80 % du poulet acheté pour les cantines soit importé.

Nous proposons ainsi d’accompagner financièrement les collectivités qui s’engagent à porter à 80 % la part des produits bio et locaux dans leur restauration. Les nombreuses expériences locales montrent que les coûts de fonctionnement pour les collectivités ne sont en réalité pas forcément plus élevés.

En revanche, il y a un coût conséquent de transition d’un système à l’autre et il faut le soutenir. Nous proposons par ailleurs une aide alimentaire significative pour toutes les couches populaires, fléchée vers les produits bio et/ou locaux et sains. Ce serait aussi une manière de populariser cette alimentation.

Dans cette situation d’urgence, faut-il faire une « pause » écologique ?

La bifurcation écologique n’est pas négociable. C’est le noyau dur du nouveau pacte entre les agriculteurs et la société

A. T. : Non. La bifurcation écologique n’est pas négociable. C’est le noyau dur du nouveau pacte entre les agriculteurs et la société : on les soutient pour qu’ils aient un revenu décent et, en contrepartie, ils accomplissent la nécessaire bifurcation écologique. Nous proposons une conversion progressive d’une partie des aides de la PAC en contrats de transition agroécologique.

Et nous proposons une prise en charge de la dette des agriculteurs qui se convertissent au bio. Concrètement, cela veut dire augmenter les aides dites du deuxième pilier de la PAC, qui permettent de soutenir des démarches de transformation agroécologique, en réduisant les aides directes aux producteurs, dites du premier pilier, qui forment l’essentiel des soutiens et dont le versement n’est pas conditionné à un changement de pratiques.

Des aides du premier pilier qui, par ailleurs, ne devraient plus être versées à l’hectare, mais être plafonnées par actif, car c’est l’emploi agricole qu’il faut favoriser, non la détention du foncier.

Mais, et j’insiste sur ce point, faire évoluer les aides directes vers des contrats de transition agroécologique n’est absolument pas envisageable tant que les agriculteurs ne bénéficieront pas de prix rémunérateurs. C’est la condition de la bifurcation agroécologique.

QOSHE - Revenu des agriculteurs : « La France peut taper du poing sur la table de l’UE ! » - Recueilli Par Antoine De Ravignan
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Revenu des agriculteurs : « La France peut taper du poing sur la table de l’UE ! »

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02.02.2024

Entretien avec Aurélie Trouvé, députée La France insoumise de Seine-Saint-Denis (9e circonscription) depuis le 19 juin 2022, secrétaire de la commission des Affaires économiques.

Agronome de formation, docteure en sciences économiques, spécialiste de la politique agricole européenne, Aurélie Trouvé était avant son élection enseignante à AgroParisTech et porte-parole de l’association Attac…

Entretien avec Aurélie Trouvé, députée La France insoumise de Seine-Saint-Denis (9e circonscription) depuis le 19 juin 2022, secrétaire de la commission des Affaires économiques.

Agronome de formation, docteure en sciences économiques, spécialiste de la politique agricole européenne, Aurélie Trouvé était, avant son élection, enseignante à AgroParisTech et porte-parole de l’association Attac.

L’exécutif a annoncé une série de mesures à court et moyen termes pour répondre à la colère des agriculteurs. Qu’en avez-vous pensé ?

Aurélie Trouvé : Les agriculteurs sur les barrages disent qu’ils veulent pouvoir vivre dignement de leur travail, et donc bénéficier de prix qui rémunèrent leur travail. C’est leur première demande. Or, le gouvernement n’y répond absolument pas.

Ses seules réponses, ce sont des aides d’urgence – au demeurant insuffisantes – et un recul opportuniste sur les normes et les ambitions environnementales. On vient de le voir, entre autres, avec l’annonce du ministre de l’Agriculture de mettre « en pause » le plan Ecophyto, qui visait une division par deux de l’usage des pesticides en une dizaine d’années. Un objectif fixé en 2009 et toujours différé depuis.

Le gouvernement ne s’est-il pourtant pas engagé à ce que la loi Egalim, qui vise à « sanctuariser » les coûts de production, soit enfin strictement appliquée ?

Non seulement la loi Egalim n’est pas appliquée correctement, mais elle est défaillante

A. T. : Le problème n’est pas de mieux appliquer la loi Egalim, mais de la transformer. Cette loi a été votée en 2018 puis renforcée par un second volet en 2021 et un troisième en 2023. Elle était censée répondre au problème des prix trop faibles payés aux producteurs en rééquilibrant le partage de la valeur avec l’industrie agroalimentaire et la distribution, mais ce n’est absolument pas le cas.

Non seulement cette loi n’est pas appliquée correctement (alors qu’elle a été votée il y a six ans !), mais elle est défaillante. C’est ce que me disent les acteurs que j’auditionne en tant que rapporteuse de la mission parlementaire sur l’application du troisième volet d’Egalim.

Car cette loi dit essentiellement à chaque filière de production : « Débrouillez-vous entre vous pour fixer des prix d’achat aux agriculteurs basés sur des indicateurs de coûts de production. » Déjà, c’est vague.

Des indicateurs de coûts de production, c’est différent d’un prix de revient qui incorpore tous les coûts, dont celui du travail. Surtout, le rapport de force dans la détermination des coûts de production et donc dans la négociation des prix est extrêmement déséquilibré.

Que peuvent par exemple des organisations de producteurs de lait dispersées face un géant qui en contrôle la collecte, comme Lactalis, le numéro 1 mondial, ou Danone ? Ce sont des marchés totalement captifs.

Il faudrait donc réécrire la loi Egalim. Que proposez-vous ?

A. T. : De voter une........

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